rêverie, et Consuelo devint pensive aussi.
«Pourquoi, lui dit-elle après un instant de silence, dis-tu que nous ne
pouvons pas nous tromper? A coup sûr, c'est une grande vérité; mais à
quel propos cela t'est-il venu?
--Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, répondit Anzoleto à voix
basse; je crains qu'on n'écoute nos paroles, et qu'on ne les rapporte au
comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces
barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus
profondes que nos barcarolles de place.--Laisse-moi monter avec toi
dans ta chambre, lui dit-il lorsqu'on les eut déposés sur la rive, à
l'entrée de la Corte-Minelli.
--Tu sais que c'est contraire à nos habitudes et à nos conventions, lui
répondit-elle.
--Oh! ne me refuse pas cela, s'écria Anzoleto, tu me mettrais le
désespoir et la fureur dans l'âme.»
Effrayée de son accent et de ses paroles, Consuelo n'osa refuser; et
quand elle eut allumé sa lampe et tiré ses rideaux, le voyant sombre et
comme perdu dans ses pensées, elle entoura de ses bras le cou de son
fiancé:
«Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir! lui dit-elle
tristement. Que se passe-t-il donc en toi?
--Tu ne le sais pas, Consuelo? tu ne t'en doutes pas?
--Non! sur mon âme!
--Jure-le; que tu ne devines pas! Jure-le sur l'âme de ta mère, et sur
ton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs.
--Oh! je te le jure, sur mon Christ et sur l'âme de ma mère.
--Et sur notre amour?
--Sur notre amour et sur notre salut éternel!
--Je te crois, Consuelo; car ce serait la première fois de ta vie que tu
ferais un mensonge.
--Et maintenant m'expliqueras-tu ...?
--Je ne t'expliquerai rien. Peut-être faudra-t-il bientôt que je me
fasse comprendre.... Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m'auras déjà
que trop compris. Malheur! malheur à nous deux le jour où tu sauras ce
que je souffre maintenant!
--O mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menacés? Hélas!
c'est donc sous le coup de je ne sais quelle malédiction que nous
devions rentrer dans cette pauvre chambre, où nous n'avions eu jusqu'à
présent aucun secret l'un pour l'autre! Quelque chose me disait bien,
quand je suis sortie ce matin, que j'y rentrerais la mort dans l'âme.
Qu'ai-je donc fait pour ne pas jouir d'un jour qui semblait si beau?
N'ai-je pas prié Dieu ardemment et sincèrement? N'ai-je pas éloigné de
moi toute pensée d'orgueil? N'ai-je pas chanté le mieux qu'il m'a été
possible? N'ai-je pas souffert de l'humiliation de la Clorinda? N'ai-je
pas obtenu du comte, sans qu'il s'en doutât et sans qu'il puisse se
dédire, la promesse qu'elle serait engagée comme _seconda donna_ avec
nous? Qu'ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les
douleurs que tu m'annonces, et que je ressens déjà, puisque, toi, tu les
éprouves?
--En vérité, Consuelo, tu as eu la pensée de faire engager la Clorinda?
--J'y suis résolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre
fille a toujours rêvé le théâtre, elle n'a pas d'autre existence devant
elle.
--Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose,
pour la Clorinda, qui ne sait rien?
--La Rosalba suivra la fortune de sa soeur Corilla, et quant à la
Clorinda, nous lui donnerons des leçons, nous lui apprendrons à tirer le
meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour
une aussi belle fille. D'ailleurs, quand même je n'obtiendrais son
admission que comme troisième femme, ce serait toujours une admission,
un début dans la carrière, un commencement d'existence.
--Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pécore, en
acceptant tes bienfaits, et quoiqu'elle dût s'estimer trop heureuse
d'être troisième ou quatrième femme, ne te pardonnera jamais d'être la
première?
--Qu'importe son ingratitude? Va, j'en sais long déjà sur l'ingratitude
et les ingrats!
--Toi? dit Anzoleto en éclatant de rire et en l'embrassant avec son
ancienne effusion de frère.
--Oui, répondit-elle, enchantée de l'avoir distrait de ses soucis; j'ai
eu jusqu'à présent toujours devant les yeux, et j'aurai toujours gravé
dans l'âme, l'image de mon noble maître Porpora. Il lui est échappé bien
souvent devant moi des paroles amères et profondes qu'il me croyait
incapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans mon
coeur, et elles n'en sortiront jamais. C'est un homme qui a bien
souffert, et que le chagrin dévore. Par lui, par sa tristesse, par ses
indignations concentrées, par les discours qui lui ont échappé devant
moi, il m'a appris que les artistes sont plus dangereux et plus méchants
que tu ne penses, mon cher ange; que le public est léger, oublieux;
cruel, injuste; qu'une grande carrière est une croix lourde à porter, et
la gloire une couronne d'épines! Oui, je sais tout cela; et j'y ai pensé
si souvent, et j'ai tant réfléchi là-dessus, que je me sens assez forte
pour ne pas m'étonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre
quand j'en ferai l'expérience par moi-même. Voilà pourquoi tu ne m'as
pas vue trop enivrée aujourd'hui de mon triomphe; voilà pourquoi aussi
je ne suis pas découragée en ce moment de tes noires pensées. Je ne les
comprends pas encore; mais je sais qu'avec toi, et pourvu que tu
m'aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans
la haine du genre humain, comme mon pauvre maître, qui est un noble
vieillard et un enfant malheureux.»
En écoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa
sérénité. Elle exerçait sur lui une grande puissance, et chaque jour il
découvrait en elle une fermeté de caractère et une droiture d'intentions
qui suppléait à tout ce qui lui manquait à lui-même. Les terreurs que la
jalousie lui avait inspirées s'effacèrent donc de son souvenir au bout
d'un quart d'heure d'entretien avec elle; et quand elle le questionna de
nouveau, il eut tellement honte d'avoir soupçonné un être si pur et si
calme, qu'il donna d'autres motifs à son agitation. «Je n'ai qu'une
crainte, lui dit-il, c'est que le comte ne te trouve tellement
supérieure à moi, qu'il ne me juge indigne de paraître à côté de toi
devant le public. Il ne m'a pas fait chanter ce soir, quoique je
m'attendisse à ce qu'il nous demanderait un duo. Il semblait avoir
oublié jusqu'à mon existence. Il ne s'est même pas aperçu qu'en
t'accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu'il
t'a signifié ton engagement, il ne m'a pas dit un mot du mien. Comment
n'as-tu pas remarqué une chose aussi étrange?
--La pensée ne m'est pas venue qu'il lui fût possible de vouloir
m'engager sans toi. Est-ce qu'il ne sait pas que rien ne pourrait m'y