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Si vous êtes d'humeur revêche, je vous salue; aussi bien je mérite cela

pour m'être laissé distraire un moment de ma divine Corilla.

--Votre divine Corilla, répondit cette dernière, se soucie fort peu de

vos distractions, et vous prie de vous retirer; car, dans un instant, le

directeur va venir faire sa tournée, et à moins que vous ne vouliez faire

un esclandre...

--Je m'en vais, dit le baron; je ne veux pas t'affliger et priver le public

de la fraîcheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Je

t'attendrai avec ma voiture à la sortie du théâtre après la représentation.

C'est entendu?»

Il l'embrassa bon gré mal gré devant Consuelo, et se retira.

Aussitôt la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d'avoir

si bien repoussé les fadeurs du baron. Consuelo détourna la tête; la belle

Corilla, toute souillée du baiser de cet homme, lui causait presque le même

dégoût que lui.

« Comment pouvez-vous être jalouse d'un être aussi repoussant? lui

dit-elle.

--Zingarella, tu ne t'y connais pas, répondit Corilla en souriant.

Le baron plaît à des femmes plus haut placées et soi-disant plus vertueuses

que nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gâté par des

cicatrices, a des agréments auxquels tu ne résisterais pas s'il se mettait

en tête de te le faire trouver beau.

--Ah! Corilla, ce n'est pas son visage qui me répugne le plus. Son âme

est plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son coeur est celui d'un

tigre!

--Et voilà ce qui m'a tourné la tête! répondit lestement la Corilla.

Entendre les fadeurs de tous ces efféminés qui vous harcèlent, belle

merveille en vérité! Mais enchaîner un tigre, dominer un lion des forêts,

le conduire en laisse: faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celui

dont le regard met en fuite des armées entières, et dont un coup de sabre

fait voler la tête d'un boeuf comme celle d'un pavot, c'est un plaisir plus

âpre que tous ceux que j'ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela;

je l'aimais pour sa méchanceté, mais le baron est pire. L'autre était

capable de battre sa maîtresse, celui-ci est capable de la tuer. Oh! je

l'aime davantage!

--Pauvre Corilla! dit Consuelo en laissant tomber sur elle le regard d'une

profonde pitié.

--Tu me plains de cet amour, et tu as raison; mais tu aurais encore plus de

raison si tu me l'enviais. J'aime mieux que tu m'en plaignes, après tout,

que de me le disputer.

--Sois tranquille! dit Consuelo.

--_Signora, si va cominciar!_ cria l'avertisseur à la porte.

--_Commencez!_, cria une voix de stentor à l'étage supérieur, occupé par

les salles des choristes.

--_Commencez!_» répéta une autre voix lugubre et sourde au bas de

l'escalier qui donnait sur le fond du théâtre; et les dernières syllabes,

passant comme un écho affaibli de coulisse en coulisse, aboutirent en

mourant jusqu'au souffleur, qui le traduisit au chef d'orchestre en

frappant trois coups sur le plancher. Celui-ci frappa à son tour de son

archet sur le pupitre, et, après cet instant de recueillement et de

palpitation qui précède le début de l'ouverture, la symphonie prit son

élan et imposa silence dans les loges comme au parterre.

Dès le premier acte de _Zénobie_, Consuelo produisit cet effet complet,

irrésistible, que Haydn lui avait prédit la veille. Les plus grands talents

n'ont pas tous les jours un triomphe infaillible sur la scène; même en

supposant que leurs forces n'aient pas un instant de défaillance, tous

les rôles, toutes les situations ne sont pas propres au développement de

leurs facultés les plus brillantes. C'était la première fois que Consuelo

rencontrait ce rôle et ces situations où elle pouvait être elle-même et

se manifester dans sa candeur, dans sa force, dans sa tendresse et dans

sa pureté, sans faire un travail d'art et d'attention pour s'identifier

à un personnage inconnu. Elle put oublier ce travail terrible, s'abandonner

à l'émotion du moment, s'inspirer tout à coup de mouvements pathétiques

et profonds qu'elle n'avait pas eu le temps d'étudier et qui lui furent

révélés par le magnétisme d'un auditoire sympathique. Elle y trouva

un plaisir indicible; et, ainsi qu'elle l'avait éprouvé en moins à la

répétition, ainsi qu'elle l'avait sincèrement exprimé à Joseph, ce ne fut

pas le triomphe que lui décerna le public qui l'enivra de joie, mais bien

le bonheur de réussir à se manifester, la certitude victorieuse d'avoir

atteint dans son art un moment d'idéal. Jusque-là elle s'était toujours

demandé avec inquiétude si elle n'eût pas pu tirer meilleur parti de ses

moyens et de son rôle. Cette fois, elle sentit qu'elle avait révélé toute

sa puissance, et, presque sourde aux clameurs de la foule, elle s'applaudit

elle-même dans le secret de sa conscience.

Après le premier acte, elle resta dans la coulisse pour écouter

l'intermède, où Corilla était charmante, et pour l'encourager par des

éloges sincères. Mais, après la second acte, elle sentit le besoin de

prendre un instant de repos et remonta dans la loge. Le Porpora, occupé

ailleurs, ne l'y suivit pas, et Joseph, qui, par un secret effet de la

protection impériale, avait été subitement admis à faire une partie de

violon dans l'orchestre, resta à son poste comme on peut croire.

Consuelo entra donc seule dans la loge de Corilla, dont cette dernière

venait de lui remettre la clef, y prit un verre d'eau, et se jeta pour un

instant sur le sofa. Mais tout à coup le souvenir du pandoure Trenck lui

causa une sorte de frayeur, et elle courut fermer la porte sur elle à

double tour. Il n'y avait pourtant guère d'apparence qu'il vînt la

tourmenter. Il avait été se mettre dans la salle au lever du rideau,

et Consuelo l'avait distingué à un balcon, parmi ses plus fanatiques

admirateurs. Il était passionné pour la musique; né et élevé en Italie,

il en parlait la langue aussi harmonieusement qu'un Italien véritable,

chantait agréablement, et «s'il ne fût né avec d'autres ressources, il eût

pu faire fortune au théâtre,» à ce que prétendent ses biographes.

Mais quelle terreur s'empara de Consuelo, lorsqu'en retournant au sofa,

elle vit le fatal paravent s'agiter et s'entr'ouvrir pour faire apparaître

le maudit pandoure.

Elle s'élança vers la porte; mais Trenck y fut avant elle, et s'appuyant

le dos contre la serrure:

«Un peu de calme, ma charmante, lui dit-il avec un affreux sourire. Puisque

vous partagez cette loge avec la Corilla, il faut bien vous accoutumer à y

rencontrer l'amant de celle belle, et vous ne pouviez pas ignorer qu'il

avait une double clef dans sa poche. Vous êtes venue vous jeter dans la

caverne du lion... Oh! ne songez pas à crier! Personne ne viendrait. On

connaît la présence d'esprit de Trenck, la force de son poignet, et le peu