absolument qu'il vînt me délivrer. Vous en aviez dit quelque chose à ma
pauvre femme; et elle me l'avait raconté aussi; car elle est morte en vous
recommandant au bon Dieu; et en me disant: «Ce sont de pauvres enfants,
qui ont l'air presque aussi malheureux que nous; et cependant ils m'ont
donné tout ce qu'ils avaient; et ils pleuraient comme si nous eussions été
de leur famille.» Aussi, quand j'ai vu M. Joseph à votre service, ayant
été chargé de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez qui
il avait joué du violon un autre soir, j'ai mis dans le papier quelques
ducats, les premiers que j'eusse gagnés dans cette maison. Il ne l'a pas
su, et il ne m'a pas reconnu, lui; mais si nous retournons à Vienne, je
m'arrangerai pour qu'il ne soit jamais dans l'embarras tant que je pourrai
gagner ma vie.
--Joseph n'est plus à mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n'est
plus dans l'embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisément. Ne te
dépouille donc pas pour lui.
--Quant à vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand chose pour vous,
puisque vous êtes une grande actrice, à ce qu'on dit; mais voyez-vous,
si jamais vous vous trouvez dans la position d'avoir besoin d'un serviteur,
et de ne pouvoir le payer, adressez-vous à Karl, et comptez sur lui. Il
vous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.
--Je suis assez payée par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien de
ton dévouement.
--Voici maître Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n'ai
pas l'honneur de vous connaître autrement que comme un domestique mis à
vos ordres par mon maître.»
Le lendemain, nos voyageurs s'étant levés de grand matin, arrivèrent,
non sans peine, vers midi, au château de Roswald. Il était situé dans une
région élevée, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et si
bien abrité des vents froids, que le printemps s'y faisait déjà sentir,
lorsqu'à une demi-lieue aux alentours, l'hiver régnait encore. Quoique
la saison fût prématurément belle, les chemins étaient encore fort peu
praticables. Mais le comte Hoditz, qui ne doutait de rien, et pour qui
l'impossible était une plaisanterie, était déjà arrivé, et déjà faisait
travailler une centaine de pionniers à aplanir la route sur laquelle devait
rouler le lendemain l'équipage majestueux de sa noble épouse. Il eût été
peut-être plus conjugal et plus secourable de voyager avec elle; mais il ne
s'agissait pas tant de l'empêcher de se casser bras et jambes en chemin,
que de lui donner une fête; et, morte ou vive, il fallait qu'elle eût un
splendide divertissement en prenant possession du palais de Roswald.
Le comte permit à peine à nos voyageurs de changer de toilette, et leur
fit servir un fort beau dîner dans une grotte mousseuse et rocailleuse,
qu'un vaste poêle, habilement masqué par de fausses roches, chauffait
agréablement. Au premier coup d'oeil, cet endroit parut enchanteur à
Consuelo. Le site qu'on découvrait de l'ouverture de la grotte était
réellement magnifique. La nature avait tout fait pour Roswald. Des
mouvements de terrains escarpés et pittoresques, des forêts d'arbres verts,
des sources abondantes, d'admirables perspectives, des prairies immenses,
il semble qu'avec une habitation confortable, c'en était bien assez pour
faire un lieu de plaisance accompli. Mais Consuelo s'aperçut bientôt des
bizarres recherches par lesquelles le comte avait réussi à gâter cette
sublime nature. La grotte eût été charmante sans le vitrage, qui en faisait
une salle à manger intempestive. Comme les chèvrefeuilles et les liserons
ne faisaient encore que bourgeonner, on avait masqué les châssis des portes
et des croisées avec des feuillages et des fleurs artificielles, qui
faisaient là une prétentieuse grimace. Les coquillages et les stalactites,
un peu endommagés par l'hiver, laissaient voir le plâtre et le mastic qui
les attachaient aux parois du roc, et la chaleur du poêle, fondant un reste
d'humidité amassée à la voûte, faisait tomber sur la tête des convives une
pluie noirâtre et malsaine, que le comte ne voulait pas du tout apercevoir.
Le Porpora en prit de l'humeur, et deux ou trois fois mit la main à son
chapeau sans oser cependant l'enfoncer sur son chef, comme il en mourait
d'envie. Il craignait surtout que Consuelo ne s'enrhumât, et il mangeait
à la hâte, prétextant une vive impatience de voir la musique qu'il aurait
à faire exécuter le lendemain.
«De quoi vous inquiétez-vous là, cher maestro? disait le comte, gui était
grand mangeur, et qui aimait à raconter longuement l'histoire de
l'acquisition ou de la confection dirigée par lui de toutes les pièces
riches et curieuses de son service de table; des musiciens habiles et
consommés comme vous n'ont besoin que d'une petite heure pour se mettre
au fait. Ma musique est simple et naturelle. Je ne suis pas de ces
compositeurs pédants qui cherchent à étonner par de savantes et bizarres
combinaisons harmoniques. A la campagne, il faut de la musique simple,
pastorale; moi, je n'aime que les chants purs et faciles: c'est aussi le
goût de madame la margrave. Vous verrez que tout ira bien. D'ailleurs, nous
ne perdons pas de temps. Pendant que nous déjeunons ici, mon majordome
prépare tout suivant mes ordres, et nous allons trouver les choeurs
disposés dans leurs différentes stations et tous les musiciens à leur
poste.»
Comme il disait cela, on vint avertir monseigneur que deux officiers
étrangers, en tournée dans le pays, demandaient la permission d'entrer et
de saluer le comte, pour visiter, avec son agrément, les palais et les
jardins de Roswald.
Le comte était habitué à ces sortes de visites, et rien ne lui faisait plus
de plaisir que d'être lui-même le _cicérone_ des curieux, à travers les
délices de sa résidence.
«Qu'ils entrent, qu'ils soient les bienvenus! s'écria-t-il, qu'on mette
leurs couverts et qu'on les amène ici.»
Peu d'instants après, les deux officiers furent introduits. Ils avaient
uniforme prussien. Celui qui marchait le premier, et derrière lequel son
compagnon semblait décidé à s'effacer entièrement, était petit, et d'une
figure assez maussade. Son nez, long, lourd et sans noblesse, faisait
paraître plus choquants encore le ravalement de sa bouche et la fuite ou
plutôt l'absence de son menton. Sa taille un peu voûtée, donnait je ne sais
quel air vieillot à sa personne engoncée dans le disgracieux habit inventé
par Frédéric. Cet homme avait cependant une quarantaine d'années tout au
plus; sa démarche était assurée, et lorsqu'il eut ôté le vilain chapeau
qui lui coupait la face jusqu'à la naissance du nez, il montra ce qu'il y
avait de beau dans sa tête, un front ferme, intelligent, et méditatif,
des sourcils mobiles et des yeux d'une clarté et d'une animation
extraordinaires. Son regard le transformait comme ces rayons du soleil
qui colorent et embellissent tout à coup les sites les plus mornes et les