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dans leur langue. Il en fut d'autant plus mal disposé pour eux, et ne leur

adressa pas même un regard durant toute la promenade.

CI.

On descendit une petite pente assez rapide au bas de laquelle on trouva une

rivière en miniature, qui avait été un joli torrent limpide et agité;

mais comme il fallait le rendre navigable, on avait égalisé son lit, adouci

sa pente, taillé proprement ses rives et troublé ses belles ondes par de

récents travaux. Les ouvriers étaient encore occupés à le débarrasser de

quelques roches que l'hiver y avait précipitées, et qui lui donnaient un

reste de physionomie: on s'empressait de la faire disparaître. Une gondole

attendait là les promeneurs, une vraie gondole que le comte avait fait

venir de Venise, et qui fit battre le coeur de Consuelo en lui rappelant

mille souvenirs gracieux et amers. On s'embarqua; les gondoliers étaient

aussi de vrais Vénitiens parlant leur dialecte; on les avait fait venir

avec la barque, comme de nos jours les nègres avec la girafe. Le comte

Hoditz, qui avait beaucoup voyagé, s'imaginait parler toutes les langues:

mais, quoiqu'il y mît beaucoup d'aplomb, et que, d'une voix haute, d'un ton

accentué, il donnât ses ordres aux gondoliers, ceux-ci l'eussent compris

avec peine, si Consuelo ne lui eût servi de truchement. Il leur fut enjoint

de chanter des vers du Tasse: mais ces pauvres diables, enroués par les

glaces du Nord, dépaysés et déroutés dans leurs souvenirs, donnèrent aux

Prussiens un fort triste échantillon de leur savoir-faire. Il fallut que

Consuelo leur soufflât chaque strophe, et promît de leur faire faire une

répétition des fragments qu'ils devaient chanter le lendemain à madame la

margrave.

Quand on eut navigué un quart d'heure dans un espace qu'on eût pu traverser

en trois minutes, mais où l'on avait ménagé au pauvre ruisseau contrarié

dans sa course mille détours insidieux, on arriva à la pleine mer. C'était

un assez vaste bassin où l'on débouqua à travers des massifs de cyprès et

de sapins, et dont le coup d'oeil inattendu était vraiment agréable. Mais

on n'eut pas le loisir de l'admirer. Il fallut s'embarquer sur un navire

de poche, où rien ne manquait; mâts, voiles, cordages, c'était un modèle

accompli de bâtiment avec tous ses agrès, et que le trop grand nombre de

matelots et de passagers faillit faire sombrer. Le Porpora y eut froid.

Les tapis étaient fort humides, et je crois bien que, malgré l'exacte

revue que M. le comte, arrivé de la veille, avait faite déjà de toutes

les pièces, l'embarcation faisait eau. Personne ne s'y sentait à l'aise,

excepté le comte, qui, par grâce d'état, ne se souciait jamais des petits

désagréments attachés à ses plaisirs, et Consuelo, qui commençait à

s'amuser beaucoup de la folie de son hôte. Une flotte proportionnée à ce

vaisseau de commandement vint se placer sous ses ordres, exécuta des

manoeuvres que le comte lui-même, armé d'un porte-voix, et debout sur

la poupe, dirigea fort sérieusement, se fâchant fort quand les choses

n'allaient point à son gré, et faisant recommencer la répétition. Ensuite

on voyagea de conserve aux sons d'une musique de cuivre abominablement

fausse, qui acheva d'exaspérer le Porpora.

«Passe pour nous faire geler et enrhumer, disait-il entre ses dents; mais

nous écorcher les oreilles à ce point, c'est trop fort!

--Voile pour le Péloponnèse!» s'écria le comte; et on cingla vers une rive

couronnée de menues fabriques imitant des temples grecs et d'antiques

tombeaux.

On se dirigeait sur une petite anse masquée par des rochers, et, lorsqu'on

en fut à dix pas, on fut accueilli par une décharge de coups de fusil. Deux

hommes tombèrent morts sur le tillac, et un jeune mousse fort léger, qui se

tenait dans les cordages, jeta un grand cri, descendit, ou plutôt se laissa

glisser adroitement, et vint se rouler au beau milieu de la société, en

hurlant qu'il était blessé et en cachant dans ses mains sa tête, soi-disant

fracassée d'une balle.

«Ici, dit le comte à Consuelo, j'ai besoin de vous pour une petite

répétition que je fais faire à mon équipage. Ayez la bonté de représenter

pour un instant le personnage de madame la margrave; et de commander à cet

enfant mourant ainsi qu'à ces deux morts, qui, par parenthèse sont fort

bêtement tombés, de se relever, d'être guéris à l'instant même, de prendre

leurs armes, et de défendre Son Altesse contre les insolents pirates

retranchés dans cette embuscade.»

Consuelo se hâta de se prêter au rôle de margrave, et le joua avec beaucoup

plus de noblesse et de grâce naturelle que ne l'eût fait madame Hoditz.

Les morts et les mourants se relevèrent sur leurs genoux et lui baisèrent

la main. Là, il leur fut enjoint par le comte de ne point toucher tout de

bon de leurs bouches vassales la noble main de Son Altesse, mais de baiser

leur propre main en feignant d'approcher leurs lèvres de la sienne. Puis

morts et mourants coururent aux armes en faisant de grandes démonstrations

d'enthousiasme; le petit saltimbanque, qui faisait le rôle de mousse,

regrimpa comme un chat sur son mât et déchargea une légère carabine sur la

baie des pirates. La flotte se serra autour de la nouvelle Cléopâtre, et

les petits canons firent un vacarme épouvantable.

Consuelo, avertie par le comte qui ne voulait pas lui causer une frayeur

sérieuse, n'avait point été dupe du début un peu bizarre de cette comédie.

Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n'avait pas jugé

nécessaire de pratiquer la même galanterie, voyant tomber deux hommes au

premier feu, s'étaient serrés l'un contre l'autre en pâlissant. Celui qui

ne disait rien avait paru effrayé pour son capitaine, et le trouble de

ce dernier n'avait pas échappé au regard tranquillement observateur de

Consuelo. Ce n'était pourtant pas la peur qui s'était peinte sur sa

physionomie; mais, au contraire, une sorte d'indignation, de colère même,

comme si la plaisanterie l'eût offensé personnellement et lui eût semblé

un outrage à sa dignité de Prussien et de militaire. Hoditz n'y prit pas

garde, et lorsque le combat fut engagé, le capitaine et son lieutenant

riaient aux éclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent même

l'épée à la main et s'escrimèrent en l'air pour prendre part à la scène.

Les pirates, montés sur des barques légères, vêtus à la grecque et armés de

tremblons et de pistolets chargés à poudre, étaient sortis de leurs jolis

petits récifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir à

l'abordage, où l'on en fit grande déconfiture, afin que la bonne margrave

eût le plaisir de les ressusciter. La seule cruauté commise fut d'en

faire tomber quelques-uns à la mer. L'eau du bassin était bien froide,

et Consuelo les plaignait, lorsqu'elle vit qu'ils y prenaient plaisir, et

mettaient de la vanité à montrer à leurs compagnons montagnards qu'ils

étaient bons nageurs.

Quand la flotte de Cléopâtre (car le navire que devait monter la margrave