contrastait avec un visage frais et paré des couleurs de la jeunesse. Il
fit un beau sermon, dont son maître corrigea les barbarismes, donna sa
bénédiction, et offrit des racines et du lait à Consuelo dans une écuelle
de bois.
«Je trouve l'ermite un peu jeune, dit le baron de Kreutz: vous eussiez pu
mettre ici un vieillard véritable.
--Cela n'eût point plu à la margrave, répondit ingénument le comte Hoditz.
Elle dit avec raison que la vieillesse n'est point égayante, et que dans
une fête il ne faut voir que de jeunes acteurs.»
Je fais grâce au lecteur du reste de la promenade. Ce serait à n'en
pas finir si je voulais lui décrire les diverses contrées, les autels
druidiques, les pagodes indiennes, les chemins et canaux couverts, les
forêts vierges, les souterrains où l'on voyait les mystères de la passion
taillés dans le roc, les mines artificielles avec salles de bal, les
Champs-Elysées, les tombeaux, enfin les cascades, les naïades, les
sérénades et les _six mille_ jets d'eau que le Porpora prétendait,
par la suite, avoir été forcé d'_avaler_. Il y avait bien mille autres
gentillesses dont les mémoires du temps nous ont transmis le détail avec
admiration: une grotte à demi obscure où l'on s'enfonçait en courant, et
au fond de laquelle une glace, en vous renvoyant votre propre image, dans
un jour incertain, devait infailliblement vous causer une grande frayeur;
un couvent où l'on vous forçait, sous peine de perdre à jamais la liberté,
de prononcer des voeux dont la formule était un hommage d'éternelle
soumission et adoration à la margrave; un arbre à pluie qui, au moyen
d'une pompe cachée dans les branches, vous inondait d'encre, de sang ou
d'eau de rose, suivant qu'on voulait vous fêter ou vous mystifier; enfin
mille secrets charmants, ingénieux, incompréhensibles, dispendieux surtout,
que le Porpora eut la brutalité de trouver insupportables, stupides et
scandaleux. La nuit seule mit un terme à cette promenade autour du monde,
dans laquelle, tantôt à cheval, tantôt en litière, à âne, en voiture ou en
bateau, on avait bien fait trois lieues.
Aguerris contre le froid et la fatigue, les deux officiers prussiens, tout
en riant de ce qu'il y avait de trop puéril dans les amusements et les
_surprises_ de Roswald, n'avaient pas été aussi frappés que Consuelo du
ridicule de cette merveilleuse résidence. Elle était l'enfant de la nature;
née en plein champ, accoutumée, dès qu'elle avait eu les yeux ouverts, à
regarder les oeuvres de Dieu sans rideau de gaze et sans lorgnon: mais le
baron de Kreutz, quoiqu'il ne fût pas tout à fait le premier-venu dans
cette aristocratie habituée aux draperies et aux enjolivements de la mode,
était l'homme de son monde et de son temps. Il ne haïssait point les
grottes, les ermitages et les symboles. En somme, il s'amusa avec bonhomie,
montra beaucoup d'esprit dans la conversation, et dit à son acolyte qui,
en entrant dans la salle à manger, le plaignait respectueusement de l'ennui
d'une aussi rude corvée:
«De l'ennui? moi? pas du tout. J'ai fait de l'exercice, j'ai gagné de
l'appétit, j'ai vu mille folies, je me suis reposé l'esprit de choses
sérieuses: je n'ai pas perdu mon temps et ma peine.»
On fut surpris dans la salle à manger de ne trouver qu'un cercle de chaises
autour d'une place vide. Le comte, ayant prié les convives de s'asseoir,
ordonna à ses valets de servir.
«Hélas! Monseigneur, répondit celui qui était chargé de lui donner la
réplique, nous n'avions rien qui fût digne d'être offert à une si honorable
compagnie, et nous n'avons pas même mis la table.
--Voilà qui est plaisant!». s'écria l'amphitryon avec une fureur simulée;
et quand ce jeu eut duré quelques instants: «Eh bien! dit-il, puisque les
hommes nous refusent un souper, j'évoque l'enfer, et je somme Pluton de
m'en envoyer un qui soit digne de mes hôtes.»
En parlant ainsi; il frappa le plancher trois fois, et, le plancher
glissant aussitôt dans une coulisse, on vit s'exhaler des flammes
odorantes; puis, au son d'une musique joyeuse et bizarre, une table
magnifiquement servie vint se placer sous les coudes des convives.
«Ce n'est pas mal, dit le comte en soulevant la nappe, et en parlant sous
la table. Seulement je suis fort étonné, puisque messire Pluton sait fort
bien qu'il n'y a même pas dans ma maison de l'eau à boire, qu'on ne m'en
ait pas envoyé une seule carafe.
--Comte Hoditz, répondit, des profondeurs de l'abîme, une voix rauque
digne du Tartare, l'eau est fort rare dans les enfers; car presque tous
nos fleuves sont à sec depuis que les yeux de Son Altesse margrave ont
embrasé jusqu'aux entrailles de la terre; cependant, si vous l'exigez,
nous allons envoyer une Danaïde au bord du Styx pour voir si elle en pourra
trouver.
--Qu'elle se dépêche, répondit le comte, et surtout donnez-lui un tonneau
qui ne soit pas percé.»
Au même instant, d'une belle cuvette de jaspe qui était au milieu de la
table, s'élança un jet d'eau de roche qui pendant tout le souper retomba
sur lui-même en gerbe de diamants au reflet des nombreuses bougies. Le
_surtout_ était un chef-d'oeuvre de richesse et de mauvais goût, et l'eau
du Styx, le souper infernal, furent pour le comte matière à mille jeux de
mots, allusions et coq-à-l'âne, qui ne valaient guère mieux, mais que la
naïveté de son enfantillage lui fit pardonner. Le repas succulent, et
servi par de jeunes sylvains et des nymphes plus ou moins charmantes,
égaya beaucoup le baron de Kreutz.
Il ne fit pourtant qu'une médiocre attention aux belles esclaves de
l'amphitryon: ces pauvres paysannes étaient à la fois les servantes, les
maîtresses, les choristes et les actrices de leur seigneur. Il était leur
professeur de grâces, de danse, de chant et de déclamation. Consuelo avait
eu à Passaw un échantillon de sa manière de procéder avec elles; et, en
songeant au sort glorieux que ce seigneur lui avait offert alors, elle
admirait le sang-froid respectueux avec lequel il la traitait maintenant,
sans paraître ni surpris ni confus de sa méprise. Elle savait bien que
le lendemain les choses changeraient d'aspect à l'arrivée de la margrave;
qu'elle dînerait dans sa chambre avec son maître, et qu'elle n'aurait
pas l'honneur d'être admise à la table de Son Altesse. Elle ne s'en
embarrassait guère, quoiqu'elle ignorât une circonstance qui l'eût
divertie beaucoup en cet instant: à savoir qu'elle soupait avec un
personnage infiniment plus illustre, lequel ne voulait pour rien au monde
souper le lendemain avec la margrave.
Le baron de Kreutz, souriant donc d'un air assez froid à l'aspect des
nymphes du logis, accorda un peu plus d'attention à Consuelo, lorsque
après l'avoir provoquée à rompre le silence, il l'eut amenée à parler sur
la musique. Il était amateur éclairé et quasi passionné de cet art divin;
du moins il en parla lui-même avec une supériorité qui adoucit, non moins