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que le repas, les bons mets et la chaleur des appartements, l'humeur

revêche du Porpora.

«Il serait à souhaiter, dit-il enfin au baron, qui venait de louer

délicatement sa manière sans le nommer, que le souverain que nous allons

essayer de divertir fût aussi bon juge que vous!

--On assure, répondit le baron, que mon souverain est assez éclairé sur

cette matière, et qu'il aime véritablement les beaux-arts.

--En êtes-vous bien certain, monsieur le baron? reprit le maestro, qui ne

pouvait causer sans contredire tout le monde sur toutes choses. Moi, je ne

m'en flatte guère. Les rois sont toujours les premiers en tout, au dire de

leurs sujets; mais il arrive souvent que leurs sujets en savent beaucoup

plus long qu'eux.

--En fait de guerre; comme en fait de science et de génie, le roi de Prusse

en sait plus long qu'aucun de nous; répondit le lieutenant avec zèle; et

quant à la musique, il est très-certain...

--Que vous n'en savez rien ni moi non plus, interrompit sèchement, le

capitaine Kreutz; maître Porpora ne peut s'en rapporter qu'à lui seul à ce

dernier égard.

--Quant à moi, reprit le maestro, la dignité royale ne m'en a jamais imposé

en fait de musique; et quand j'avais l'honneur de donner des leçons à la

princesse électorale de Saxe, je ne lui passais pas plus de fausses notes

qu'à un autre.

--Eh quoi! dit le baron en regardant son compagnon avec une intention

ironique, les têtes couronnées font-elles jamais des fausses notes?

--Tout comme les simples mortels, Monsieur! répondit le Porpora. Cependant

je dois dire que la princesse électorale n'en fit pas longtemps avec moi,

et qu'elle avait une rare intelligence pour me seconder.

--Ainsi vous pardonneriez bien quelques fausses notes à notre Fritz, s'il

avait l'impertinence d'en faire en votre présence?

--A condition qu'il s'en corrigerait.

--Mais vous ne lui laveriez pas la tête? dit à son tour le comte Hoditz en

riant.

--Je le ferais, dût-il couper la mienne!» répondit le vieux professeur,

qu'un peu de Champagne rendait expansif et fanfaron.

Consuelo avait été bien et dûment avertie par le chanoine que la Prusse

était une grande préfecture de police, où les moindres paroles, prononcées

bien bas à la frontière, arrivaient en peu d'instants, par une suite

d'échos mystérieux et fidèles, au cabinet de Frédéric, et qu'il ne fallait

jamais dire à un Prussien, surtout à un militaire, à un employé quelconque:

«Comment vous portez-vous?» sans peser chaque syllabe, et tourner, comme on

dit aux petits enfants, sa langue sept fois dans sa bouche. Elle ne vit

donc pas avec plaisir son maître s'abandonner à son humeur narquoise, et

elle s'efforça de réparer ses imprudences par un peu de politique.

«Quand même le roi de Prusse ne serait pas le premier musicien de son

siècle, dit-elle, il lui serait permis de dédaigner un art certainement bien

futile au prix de tout ce qu'il sait d'ailleurs.»

Mais elle ignorait que Frédéric ne mettait pas moins d'amour-propre à être

un grand flûtiste qu'à être un grand capitaine et un grand philosophe.

Le baron de Kreutz déclara que si Sa Majesté avait jugé la musique un art

digne d'être étudié, elle y avait consacré très-probablement une attention

et un travail sérieux.

«Bah! dit le Porpora, qui s'animait de plus en plus, l'attention et

le travail ne révèlent rien, en fait d'art, à ceux que le ciel n'a pas

doués d'un talent inné. Le génie de la musique n'est pas à la portée de

toutes les fortunes; et il est plus facile de gagner des batailles et de

pensionner des gens de lettres que de dérober aux muses le feu sacré. Le

baron Frédéric de Trenck nous a fort bien dit que Sa Majesté prussienne,

lorsqu'elle manquait à la mesure, s'en prenait à ses courtisans; mais les

choses n'iront pas ainsi avec moi!

--Le baron Frédéric de Trenck a dit cela? répliqua le baron de Kreutz,

dont les yeux s'animèrent d'une colère subite et impétueuse. Eh bien!

reprit-il en se calmant tout à coup par un effort de sa volonté, et en

parlant d'un ton d'indifférence, le pauvre diable doit avoir perdu l'envie

de plaisanter; car il est enfermé à la citadelle de Glatz pour le reste de

ses jours.

--En vérité! s'écria le Porpora: et qu'a-t-il donc fait?

--C'est le secret de l'Etat, répondit le baron: mais tout porte à croire

qu'il a trahi la confiance de son maître.

--Oui! ajouta le lieutenant; en vendant à l'Autriche le plan des

fortifications de la Prusse, sa patrie.

--Oh! c'est impossible! dit Consuelo qui avait pâli, et qui, de plus en

plus attentive à sa contenance et à ses paroles, ne put cependant retenir

cette exclamation douloureuse.

--C'est impossible, et c'est faux! s'écria le Porpora indigné; ceux qui ont

fait croire cela au roi de Prusse en ont menti par la gorge!

--Je présume que ce n'est pas un démenti indirect que vous pensez nous

donner? dit le lieutenant en pâlissant à son tour.

--Il faudrait avoir une susceptibilité bien maladroite pour le prendre

ainsi, reprit le baron de Kreutz en lançant un regard dur et impérieux à

son compagnon. En quoi cela nous regarde-t-il? et que nous importe que

maître Porpora mette de la chaleur dans son amitié pour ce jeune homme?

--Oui, j'en mettrais, même en présence du roi lui-même, dit le Porpora.

Je dirais au roi qu'on l'a trompé; que c'est fort mal à lui de l'avoir cru;

que Frédéric de Trenck est un digne, un noble jeune homme; incapable d'une

infamie!

--Je crois, mon maître, interrompit Consuelo que la physionomie du

capitaine inquiétait de plus en plus, que vous serez bien à jeun quand

vous aurez l'honneur d'approcher le roi de Prusse; et je vous connais trop

pour n'être pas certaine que vous ne lui parlerez de rien d'étranger à la

musique.

--Mademoiselle me paraît fort prudente, reprit le baron. Il paraît

cependant qu'elle à été fort liée à Vienne, avec ce jeune baron de Trenck?

--Moi, monsieur? répondit Consuelo avec une indifférence fort bien jouée;

je le connais à peine.

--Mais, reprit le baron avec une physionomie pénétrante, si le roi lui-même

vous demandait, par je ne sais quel hasard imprévu, ce que vous pensez de

la trahison de ce Trenck?...

--Monsieur le baron, dit Consuelo en affrontant son regard inquisitorial

avec beaucoup de calme et de modestie, je lui répondrais que je ne crois

à la trahison de personne, ne pouvant pas comprendre ce que c'est que de

trahir.

--Voilà une belle parole, signora! dit le baron dont la figure s'éclaircit

tout à coup, et vous l'avez dite avec l'accent d'une belle âme.»

Il parla d'autre chose; et charma les convives par la grâce et la force