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a pris la figure d'un saint pour égarer ta raison; et Dieu a permis qu'il

te fit tomber dans ce piège pour te punir d'avoir fait un serment sacrilège

sur la tombe de ta femme. Tu es un lâche et un ingrat, te dis-je; car tu ne

songes pas que ton maître, le comte Hoditz, qui t'a comblé de bienfaits,

sera accusé de ton crime, et qu'il le paiera de sa tête; lui, si honnête,

si bon et si doux envers toi! Va te cacher au fond d'une cave; car tu n'es

pas digne de voir le jour, Karl. Fais pénitence, pour avoir eu une telle

pensée. Tiens! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure à côté de toi,

et qui essaie de retenir ton bon ange, prêt à t'abandonner à l'esprit du

mal.

--Ma femme! ma femme! s'écria Karl, égaré et vaincu; je ne la vois pas.

Ma femme; si lu es là parle-moi, fais que je la revoie encore une fois et

que je meure.

--Tu ne peux pas la voir: le crime est dans ton coeur, et la nuit sur tes

yeux. Mets-toi à genoux, Karl; tu peux encore te racheter. Donne-moi ce

fusil qui souille tes mains, et fais ta prière.»

En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputée,

et se hâta de l'éloigner des yeux de Karl, tandis qu'il tombait à genoux

et fondait en larmes. Elle quitta la terrasse pour cacher cette arme

dans quelque autre endroit, à la hâte. Elle était brisée de l'effort

qu'elle venait de faire pour s'emparer de l'imagination du fanatique en

évoquant les chimères qui le gouvernaient. Le temps pressait; et ce n'était

pas le moment de lui faire un cours de philosophie plus humaine et plus

éclairée. Elle venait de dire ce qui lui était venu à l'esprit, inspirée

peut-être par quelque chose de sympathique dans l'exaltation de ce

malheureux, qu'elle voulait à tout prix sauver d'un acte de démence, et

qu'elle accablait même d'une feinte indignation, tout en le plaignant

d'un égarement dont il n'était pas le maître.

Elle se pressait d'écarter l'arme fatale, afin de le rejoindre ensuite et

de le retenir sur la terrasse jusqu'à ce que les Prussiens fussent bien

loin, lorsqu'en rouvrant cette petite porte qui ramenait de la terrasse au

corridor, elle se trouva face à face avec le baron de Kreutz. Il venait de

chercher son manteau et ses pistolets dans sa chambre. Consuelo n'eut que

le temps de laisser tomber la carabine derrière elle, dans l'angle que

formait la porte, et de se jeter dans le corridor, en refermant cette porte

entre elle et Karl. Elle craignait que la vue de l'ennemi ne rendît à ce

dernier toute sa fureur s'il l'apercevait.

La précipitation de ce mouvement, et l'émotion qui la força de s'appuyer

contre la porte, comme si elle eût craint de s'évanouir, n'échappèrent

point à l'oeil clairvoyant du baron de Kreutz. Il portait un flambeau,

et s'arrêta devant elle en souriant. Sa figure était parfaitement calme;

cependant Consuelo crut voir que sa main tremblait et faisait vaciller

très-sensiblement la flamme de la bougie. Le lieutenant était derrière

lui, pâle comme la mort, et tenant son épée nue. Ces circonstances, ainsi

que la certitude qu'elle acquit un peu plus tard qu'une fenêtre de cet

appartement, où le baron avait déposé et repris ses effets, donnait sur

la terrasse de la tourelle, firent penser ensuite à Consuelo que les deux

Prussiens n'avaient pas perdu un mot de son entretien avec Karl. Cependant

le baron la salua d'un air courtois et tranquille; et comme la crainte

d'une pareille situation lui faisait oublier de rendre le salut et lui

ôtait la force de dire un mot, Kreutz l'ayant examinée un instant avec des

yeux qui exprimaient plus d'intérêt que de surprise, il lui dit d'une voix

douce en lui prenant la main:

«Allons, mon enfant, remettez-vous. Vous semblez bien agitée. Nous vous

avons fait peur en passant brusquement devant cette porte au moment où vous

l'ouvriez; mais nous sommes vos serviteurs et vos amis. J'espère que nous

vous reverrons à Berlin, et peut-être pourrons-nous vous y être bon à

quelque chose.»

Le baron attira un peu vers lui la main de Consuelo comme si, dans un

premier mouvement, il eût songé à la porter à ses lèvres. Mais il se

contenta de la presser légèrement, salua de nouveau, et s'éloigna, suivi

de son lieutenant[1], qui ne sembla pas même voir Consuelo, tant il était

troublé et hors de lui. Cette contenance confirma la jeune fille dans

l'opinion qu'il était instruit du danger dont son maître venait d'être

menacé.

[Note 1: On disait alors _bas officier_. Nous avons, dans notre récit,

modernisé un titre qui donnait lieu à équivoque.]

Mais quel était donc cet homme dont la responsabilité pesait si fortement

sur la tête d'un autre, et dont la destruction avait semblé à Karl une

vengeance si complète et si enivrante? Consuelo revint sur la terrasse

pour lui arracher son secret, tout en continuant à le surveiller; mais

elle le trouva évanoui, et, ne pouvant aider ce colosse à se relever,

elle descendit et appela d'autres domestiques pour aller à son secours.

«Ah! ce n'est rien, dirent-ils en se dirigeant vers le lieu qu'elle leur

indiquait: il a bu ce soir un peu trop d'hydromel, et nous allons le porter

dans son lit.»

Consuelo eût voulu remonter avec eux; elle craignait que Karl ne se trahît

en revenant à lui-même, mais elle en fut empêchée par le comte Hoditz,

qui passait par là, et qui lui prit le bras, se réjouissant de ce qu'elle

n'était pas encore couchée, et de ce qu'il pouvait lui donner un nouveau

spectacle. Il fallut le suivre sur le perron, et de là elle vit en l'air,

sur une des collines du parc, précisément du côté que Karl lui avait

désigné comme le but de son expédition, un grand arc de lumière, sur lequel

on distinguait confusément des caractères en verres de couleur.

Voilà une très-belle illumination, dit-elle d'un air distrait.

--C'est une délicatesse, un adieu discret et respectueux à l'hôte qui nous

quitte, lui répondit-il. Il va passer dans un quart d'heure au pied de

cette colline, par un chemin creux que nous ne voyons pas d'ici, et où il

trouvera cet arc de triomphe élevé comme par enchantement au-dessus de sa

tête.

--Monsieur le comte, s'écria Consuelo en sortant de sa rêverie, quel est

donc ce personnage qui vient de nous quitter?

--Vous le saurez plus tard, mon enfant.

--Si je ne dois pas le demander, je me tais, monsieur le comte; cependant

j'ai quelque soupçon qu'il ne s'appelle pas réellement le baron de Kreutz.

--Je n'en ai pas été dupe un seul instant, repartit Hoditz, qui à cet égard

se vantait un peu. Cependant j'ai respecté religieusement son incognito.

Je sais que c'est sa fantaisie et qu'on l'offense quand on n'a pas l'air

de le prendre pour ce qu'il se donne. Vous avez vu que je l'ai traité comme

un simple officier, et pourtant...»

Le comte mourait d'envie de parler; mais les convenances lui défendaient

d'articuler un nom apparemment si sacré. Il prit un terme moyen, et

présentant sa lorgnette à Consuelo: