présentant sa lorgnette à Consuelo:
«Regardez, lui dit-il, comme cet arc improvisé a bien réussi. Il y a d'ici
près d'un demi-mille, et je parie qu'avec ma lorgnette, qui est excellente,
vous allez lire ce qui est écrit dessus. Les lettres ont vingt pieds de
haut, quoiqu'elles vous paraissent imperceptibles. Cependant, regardez
bien!...»
Consuelo regarda et déchiffra aisément cette inscription, qui lui révéla le
secret de la comédie:
Vive Frédéric le Grand.
«Ah! monsieur le comte, s'écria-t-elle vivement préoccupée, il y a du
danger pour un tel personnage à voyager ainsi, et il y en a plus encore à
le recevoir.
--Je ne vous comprends pas, dit le comte; nous sommes en paix; personne ne
songerait maintenant, sur les terres de l'empire, à lui faire un mauvais
parti, et personne ne peut plus trouver contraire au patriotisme d'héberger
honorablement un hôte tel que lui.»
Consuelo était plongée dans ses rêveries. Hoditz l'en tira en lui disant
qu'il avait une humble supplique à lui présenter; qu'il craignait d'abuser
de son obligeance, mais que la chose était si importante, qu'il était forcé
de l'importuner. Après bien des circonlocutions:
«Il s'agirait, lui dit-il d'un air mystérieux et grave, de vouloir bien
vous charger du rôle de l'ombre.
--Quelle ombre? demanda Consuelo, qui ne songeait plus qu'à Frédéric et
aux événements de la soirée.
--L'ombre qui vient au dessert chercher madame la margrave et ses convives
pour leur faire traverser la galerie du Tartare, où j'ai placé le champ
des morts, et les faire entrer dans la salle du théâtre, où l'Olympe doit
les recevoir. Vénus n'entre pas en scène tout d'abord, et vous auriez le
temps de dépouiller, dans la coulisse, le linceul de l'ombre sous lequel
vous aurez le brillant costume de la mère des amours tout ajusté, satin
couleur de rose, avec noeuds d'argent chenillés d'or, paniers très-petits,
cheveux sans poudre, avec des perles et des plumes, des roses, une toilette
très-décente et d'une galanterie sans égale, vous verrez! Allons, vous
consentez à faire l'ombre; car il faut marcher avec beaucoup de dignité,
et pas une de mes petites actrices n'oserait dire à Son Altesse, d'un
ton à la fois impérieux et respectueux: _Suivez-moi_. C'est un mot bien
difficile à dire, et j'ai pensé qu'une personne de génie pouvait en tirer
un grand parti. Qu'en pensez-vous?
--Le mot est admirable, et je ferai l'ombre de tout mon coeur, répondit
Consuelo en riant.
--Ah! vous êtes un ange, un ange, en vérité! s'écria le comte en lui
baisant la main.»
Mais hélas! cette fête, cette brillante fête, ce rêve que le comte avait
caressé pendant tout un hiver et qui lui avait fait faire plus de trois
voyages en Moravie pour en préparer la réalisation; ce jour tant attendu
devait s'en aller en fumée, tout aussi bien que la sérieuse et sombre
vengeance de Karl. Le lendemain, vers le milieu du jour, tout était prêt.
Le peuple de Roswald était sous les armes; les nymphes, les génies, les
sauvages, les nains, les géants, les mandarins et les ombres attendaient,
en grelottant à leurs postes, le moment de commencer leurs évolutions;
la route escarpée était déblayée de ses neiges et jonchée de mousse et
de violettes; les nombreux convives, accourus des châteaux environnants,
et même de villes assez éloignées, formaient un cortège respectable à
l'amphitryon, lorsque hélas! un coup de foudre vint tout renverser. Un
courrier, arrivé à toute bride, annonça que le carrosse de la margrave
avait versé dans un fossé; que Son Altesse s'était enfoncé deux côtes, et
qu'elle était forcée de séjourner à Olmütz, où le comte était prié d'aller
la rejoindre. La foule se dispersa. Le comte, suivi de Karl, qui avait
retrouvé sa raison, monta sur le meilleur de ses chevaux et partit à la
hâte, après avoir dit quelques mots à son majordome.
Les Plaisirs, les Ruisseaux, les Heures et les Fleuves allèrent reprendre
leurs bottes fourrées et leurs casaquins de laine, et s'en retournèrent à
leur travail des champs, pêle-mêle avec les Chinois, les pirates, les
druides et les anthropophages. Les convives remontèrent dans leurs
équipages, et la berline qui avait amené le Porpora et son élève fut mise
de nouveau à leur disposition. Le majordome, conformément aux ordres qu'il
avait reçus, leur apporta la somme convenue, et les força de l'accepter
bien qu'ils ne l'eussent qu'à demi gagnée. Ils prirent, le jour même, la
route de Prague; le professeur enchanté d'être débarrassé de la musique
cosmopolite et des cantates polyglottes de son hôte; Consuelo regardant
du côté de la Silésie et s'affligeant de tourner le dos au captif de Glatz,
sans espérance de pouvoir l'arracher à son malheureux sort.
Ce même jour, le baron de Kreutz, qui avait passé la nuit dans un village,
non loin de la frontière morave, et qui en était reparti le matin dans
un grand carrosse de voyage, escorté de ses pages à cheval, et de sa
berline de suite qui portait son commis et sa _chatouille_[1], disait à
son lieutenant, ou plutôt à son aide de camp, le baron de Buddenbrock,
aux approches de la ville de Neïsse, et il faut noter que mécontent de sa
maladresse la veille, il lui adressait la parole pour la première fois
depuis son départ de Roswald:
[Note 1: Son trésor de voyage.]
«Qu'était-ce donc que cette illumination que j'ai aperçue de loin, sur la
colline au pied de laquelle nous devions passer, en côtoyant le parc de ce
comte Hoditz?
--Sire, répondit en tremblant Buddenbrock, je n'ai pas aperçu
d'illumination.
--Et vous avez eu tort. Un homme qui m'accompagne doit tout voir.
--Votre Majesté devait pardonner au trouble affreux dans lequel m'avait
plongé la résolution d'un scélérat...
--Vous ne savez ce que vous dites! cet homme était un fanatique, un
malheureux dévot catholique, exaspéré par les sermons que les curés de
la Bohême ont fait contre moi durant la guerre; il était poussé à bout
d'ailleurs par quelque malheur personnel. Il faut que ce soit quelque
paysan enlevé pour mes armées, un de ces déserteurs que nous reprenons
quelquefois malgré leurs belles précautions...
--Votre Majesté peut compter que demain celui-là sera repris et amené
devant elle.
--Vous avez donné des ordres pour qu'on l'enlevât au comte Hoditz?
--Pas encore, Sire; mais sitôt que je serai arrivé à Neïsse, je lui
dépêcherai quatre hommes très-habiles et très-déterminés...
--Je vous le défends: vous prendrez au contraire des informations sur le
compte de cet homme; et si sa famille a été victime de la guerre, comme il
semblait l'indiquer dans ses paroles décousues, vous veillerez à ce qu'il
lui soit compté une somme de mille reichsthalers, et vous le ferez désigner