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aux recruteurs de la Silésie, pour qu'on le laisse à jamais tranquille.

Vous m'entendez? Il s'appelle Karl; il est très-grand, il est Bohémien, il

est au service du comte Hoditz: c'en est assez pour qu'il soit facile de le

retrouver, et de s'informer de son nom de famille et de sa position.

--Votre Majesté sera obéie.

--Je l'espère bien! Que pensez-vous de ce professeur de musique?

--Maître Porpora? Il m'a semblé sot, suffisant et d'une humeur

très-fâcheuse.

--Et moi je vous dis que c'est un homme supérieur dans son art, rempli

d'esprit et d'une ironie fort divertissante. Quand il sera rendu avec son

élève à la frontière de Prusse, vous enverrez au-devant de lui une bonne

voiture.

--Oui, Sire.

--Et on l'y fera monter seuclass="underline" _seul_, entendez-vous? avec beaucoup

d'égards.

--Oui, Sire.

--Et ensuite?

--Ensuite, Votre Majesté entend qu'on l'amène à Berlin?

--Vous n'avez pas le sens commun aujourd'hui. J'entends qu'on le reconduise

à Dresde, et de là à Prague, s'il le désire; et de là même à Vienne, si

telle est son intention: le tout à mes frais. Puisque j'ai dérangé un

homme si honorable de ses occupations, je dois le remettre où je l'ai pris

sans qu'il lui en coûte rien. Mais je ne veux pas qu'il pose le pied dans

mes États. Il a trop d'esprit pour nous.

--Qu'ordonne Votre Majesté à l'égard de la cantatrice?

--On la conduira sous escorte, bon gré mal gré, à Sans-Souci, et on lui

donnera un appartement dans le château.

--Dans le château, Sire?

--Eh bien! êtes-vous devenu sourd? L'appartement de la Barberini!

--Et la Barberini, Sire, qu'en ferons-nous?

--La Barberini n'est plus à Berlin. Elle est partie. Vous ne le saviez pas?

--Non, Sire.

--Que savez-vous donc? Et dès que cette fille sera arrivée, on m'avertira,

à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit. Vous m'avez entendu?

Ce sont là les premiers ordres que vous allez faire inscrire sur le

registre numéro 1 du commis de ma chatouille: le dédommagement à Karl;

le renvoi du Porpora; la succession des honneurs et des profits de la

Barberini à la Porporina. Nous voici aux portes de la ville. Reprends ta

bonne humeur, Buddenbrock, et tâche d'être un peu moins bête quand il me

prendra fantaisie de voyager incognito avec toi.»

CIII.

Le Porpora et Consuelo arrivèrent à Prague par un froid assez piquant,

à la première heure de la nuit. La lune éclairait cette vieille cité,

qui avait conservé dans son aspect le caractère religieux et guerrier

de son histoire. Nos voyageurs y entrèrent par la porte appelée Rosthor,

et, traversant la partie qui est sur la rive droite de la Moldaw, ils

arrivèrent sans encombre jusqu'à la moitié du pont. Mais là, une forte

secousse fut imprimée à la voiture, qui s'arrêta court.

«Jésus Dieu! cria le postillon, mon cheval qui s'abat devant la statue!

mauvais présage! que saint Jean Népomuck nous assiste!

Consuelo, voyant que le cheval de brancard était embarrassé dans les

traits, et que le postillon en aurait pour quelque temps à le relever et

à rajuster son harnais, dont plusieurs courroies s'étaient rompues dans la

chute, proposa à son maître de mettre pied à terre, afin de se réchauffer

par un peu de mouvement. Le maestro y ayant consenti, Consuelo s'approcha

du parapet pour examiner le lieu où elle se trouvait. De cet endroit, les

deux villes distinctes qui composent Prague, l'une appelée _la nouvelle_,

qui fut bâtie par l'empereur Charles IV, en 1348; l'autre, qui remonte à la

plus haute antiquité, toutes deux construites en amphithéâtre, semblaient

deux noires montagnes de pierres d'où s'élançaient ça et là, sur les points

culminants, les flèches élancées des antiques édifices et les sombres

dentelures des fortifications. La Moldaw s'engouffrait obscure et rapide

sous ce pont d'un style si sévère, théâtre de tant d'événements tragiques

dans l'histoire de la Bohême; et le reflet de la lune, en y traçant de

pâles éclairs, blanchissait la tête de la statue révérée. Consuelo regarda

cette figure du saint docteur, qui semblait contempler mélancoliquement

les flots. La légende de saint Népomuck est belle, et son nom vénérable à

quiconque estime l'indépendance et la loyauté. Confesseur de l'impératrice

Jeanne, il refusa de trahir le secret de sa confession, et l'ivrogne

Wenceslas, qui voulait savoir les pensées de sa femme, n'ayant pu rien

arracher à l'illustre docteur, le fit noyer sous le pont de Prague. La

tradition rapporte qu'au moment où il disparut sous les ondes, cinq étoiles

brillèrent sur le gouffre à peine refermé, comme si le martyr eût laissé un

instant flotter sa couronne sur les eaux. En mémoire de ce miracle, cinq

étoiles de métal ont été incrustées sur la pierre de la balustrade, à

l'endroit même où Népomuck fut précipité.

La Rosmunda, qui était fort dévote, avait gardé un tendre souvenir à la

légende de Jean Népomuck; et, dans l'énumération des saints que chaque soir

elle faisait invoquer par la bouche pure de son enfant, elle n'avait jamais

oublié celui-là, le patron spécial des voyageurs, des gens en péril, et,

par-dessus tout, _le garant de la bonne renommée_. Ainsi qu'on voit les

pauvres rêver la richesse, la Zingara se faisait, sur ses vieux jours, un

idéal de ce trésor qu'elle n'avait guère songé à amasser dans ses jeunes

années. Par suite de cette réaction, Consuelo avait été élevée dans des

idées d'une exquise pureté. Consuelo se rappela donc en cet instant la

prière qu'elle adressait autrefois à l'apôtre de la sincérité; et, saisie

par le spectacle des lieux témoins de sa fin tragique, elle s'agenouilla

instinctivement parmi les dévots qui, à cette époque, faisaient encore, à

chaque heure du jour et de la nuit, une cour assidue à l'image du saint.

C'étaient de pauvres femmes, des pèlerins, de vieux mendiants, peut-être

aussi quelques zingaris, enfants de la mandoline et propriétaires du grand

chemin. Leur piété ne les absorbait pas au point qu'ils ne songeassent à

lui tendre la main. Elle leur fit largement l'aumône, heureuse de se

rappeler le temps où elle n'était ni mieux chaussée, ni plus fière que ces

gens-là. Sa générosité les toucha tellement qu'ils se consultèrent à voix

basse et chargèrent l'un d'entre eux de lui dire qu'ils allaient chanter un

des anciens hymnes de l'office du bienheureux Népomuck, afin que le saint

détournât le mauvais présage par suite duquel elle se trouvait arrêtée sur

le pont. La musique et les paroles étaient, selon eux, du temps même de

Wenceslas l'ivrogne:

Suscipe quas dedimus, Johannes beate,

Tibi preces supplices, noster advocate:

Fieri, dum vivimus, ne sinas infames

Et nostros post obitum coelis infer manes.