et non à l'auberge qu'il avait donné ordre au postillon de la conduire.
Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalité: il insista, et Consuelo,
qui brûlait d'éclaircir ses tristes appréhensions, se hâta d'accepter et
d'entrer avec lui dans la salle, où un grand feu et un bon souper les
attendaient.
«Vous voyez, Signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts,
je comptais sur vous.
--Cela m'étonne beaucoup, répondit Consuelo; nous n'avons annoncé ici notre
arrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n'y arriver
qu'après-demain.
--Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d'un air abattu.
--Mais la baronne Amélie? demanda Consuelo, honteuse de n'avoir pas encore
songé à son ancienne élève.»
Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt: son teint vermeil,
violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en fut
épouvantée; mais il répondit avec une sorte de calme:
«Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret
de ne pas vous avoir vue.
--Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit
Consuelo, ne puis-je savoir...
--Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez,
signora; vous devez en avoir besoin.
--Je ne puis manger si vous ne me tirez d'inquiétude. Monsieur le baron,
au nom du ciel, n'avez-vous pas à déplorer la perte d'aucun des vôtres?
--Personne n'est mort,» répondit le baron d'un ton aussi lugubre que s'il
eût annoncé l'extinction de sa famille entière.
Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu'il
le faisait à Riesenburg. Consuelo n'eut plus le courage de le questionner.
Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquiet
qu'affamé, s'efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s'efforça, de
son côté, de lui répondre obligeamment, et même de l'interroger sur ses
affaires et ses projets; mais cette liberté d'esprit était évidemment
au-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelait
ses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillait
toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette
et son verre; mais c'était un effet de l'habitude: il ne mangeait ni ne
buvait; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la
nappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l'examinait,
et voyait bien qu'il n'était pas ivre. Elle se demandait si cette décadence
subite était l'ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse.
Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé,
fit signe à ses gens de se retirer; et, après avoir longtemps cherché dans
ses poches d'un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu'il présenta
à Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit:
«Nous sommes perdus; plus d'espoir, mon frère! Le docteur Supperville est
enfin arrivé de Bareith; et, après nous avoir ménagés pendant quelques
jours, il m'a déclaré qu'il fallait mettre ordre aux affaires de la
famille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n'existerait plus.
Christian, à qui je n'ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatte
encore, mais faiblement; car son abattement m'épouvante, et je ne sais pas
si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, nous
sommes perdus! survivrons-nous tous deux à de tels désastres? Pour moi, je
n'en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite! Voilà tout ce que je
puis dire; mais je ne sens pas en moi la force de n'y pas succomber. Venez
à nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s'il a pu vous en
rester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et qui
met le comble aux infortunes d'une famille qu'on dirait maudite! Quels
crimes avons-nous donc commis pour mériter de telles expiations? Que Dieu
me préserve de manquer de foi et de soumission; mais, en vérité, il y a des
instants où je me dis que c'en est trop.
«Venez, mon frère, nous vous attendons, nous avons besoin de vous; et
cependant ne quittez pas Prague avant le 11. J'ai à vous charger d'une
étrange commission; je crois devenir folle en m'y prêtant; mais je ne
comprends plus rien à notre existence, et je me conforme aveuglément aux
volontés d'Albert. Le 11 courant, à sept heures du soir, trouvez-vous sur
le pont de Prague, au pied de la statue. La première voiture qui passera,
vous l'arrêterez; la première personne que vous y verrez, vous l'emmènerez
chez vous; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir même, Albert sera
peut-être sauvé. Du moins il dit qu'il se rattachera à la vie éternelle,
et j'ignore ce qu'il entend par là. Mais les révélations qu'il a eues,
depuis huit jours, des événements les plus imprévus pour nous tous, ont été
réalisées d'une façon si incompréhensible, qu'il ne m'est plus permis d'en
douter: il a le don de prophétie ou le sens de la vue des choses cachées.
Il m'a appelée ce soir auprès de son lit, et de cette voix éteinte qu'il a
maintenant, et qu'il faut deviner plus qu'on ne peut l'entendre, il m'a dit
de vous transmettre les paroles que je vous ai fidèlement rapportées. Soyez
donc à sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit la
personne qui s'y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hâte.»
En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pâle que le baron, se
leva brusquement; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelques
instants les bras raidis et les dents serrées. Mais elle reprit aussitôt
ses forces, se leva de nouveau, et dit au baron qui était retombé dans sa
stupeur:
«Eh bien! monsieur le baron, votre voiture est-elle prête? Je le suis, moi;
partons.»
Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer à
tout d'avance; la voiture était préparée, les chevaux attendaient dans la
cour; mais il n'obéissait plus que comme un automate à la pression d'un
ressort, et, sans Consuelo, il n'aurait plus pensé au départ.
A peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et la
parcourut rapidement. A son tour il devint pâle, ne put articuler un mot,
et se promena devant le poêle en proie à un affreux malaise. Le maestro
avait à se reprocher ce qui arrivait. Il ne l'avait pas prévu, mais il
se disait maintenant qu'il eût dû le prévoir: et en proie au remords, à
l'épouvante, sentant sa raison confondue d'ailleurs par la singulière
puissance de divination qui avait révélé au malade le moyen de revoir
Consuelo, il croyait faire un rêve affreux et bizarre.
Cependant, comme aucune organisation n'était plus positive que la sienne à
certains égards, et aucune volonté plus tenace, il pensa bientôt à la
possibilité et aux suites de cette brusque résolution que Consuelo venait