front sur celui de Consuelo lorsqu'elle s'approcha de lui et s'y reposa
quelques instants comme près d'expirer. Ses lèvres blanches devinrent
bleuâtres, et le Porpora, effrayé, crut qu'il venait de rendre le dernier
soupir. Pendant ce temps, Supperville avait réuni le comte Christian, le
baron, la chanoinesse et le chapelain à l'autre bout de la cheminée, et
il leur parlait avec feu. Le chapelain fit seul une objection timide en
apparence, mais qui résumait toute la persistance du prêtre. «Si Vos
Seigneuries l'exigent, dit-il, je prêterai mon ministère à ce mariage; mais
le comte Albert n'étant pas en état de grâce, il faudrait premièrement que,
par la confession et l'extrême-onction, il fit sa paix avec l'Église.
--L'extrême-onction! dit la chanoinesse avec un gémissement étouffé: en
sommes-nous là, grand Dieu?
--Nous en sommes là, en effet, répondit Supperville qui, homme du monde
et philosophe voltairien, détestait la figure et les objections de
l'aumônier: oui, nous en sommes là sans rémission, si monsieur le chapelain
insiste sur ce point, et s'obstine à tourmenter le malade par l'appareil
sinistre de la dernière cérémonie.
--Et croyez-vous, dit le comte Christian, partagé entre sa dévotion et sa
tendresse paternelle, que l'appareil d'une cérémonie plus riante, plus
conforme aux voeux de son esprit, puisse lui rendre la vie?
--Je ne réponds de rien, reprit Supperville, mais j'ose dire que j'en
espère beaucoup. Votre Seigneurie avait consenti à ce mariage en d'autres
temps...
--J'y ai toujours consenti, je ne m'y suis jamais opposé, dit le comte
en élevant la voix à dessein; c'est maître Porpora, tuteur de cette
jeune fille, qui m'a écrit de sa part qu'il n'y consentirait point, et
qu'elle-même y avait déjà renoncé. Hélas! ça été le coup de la mort pour
mon fils! ajouta-t-il en baissant la voix.
--Vous entendez ce que dit mon père? murmura Albert à l'oreille de
Consuelo; mais n'ayez point de remords. J'ai cru à votre abandon, et je me
suis laissé frapper par le désespoir; mais depuis huit jours j'ai recouvré
ma raison, qu'ils appellent ma folie; j'ai lu dans les coeurs éloignés
comme les autres lisent dans les lettres ouvertes. J'ai vu à la fois le
passé, le présent et l'avenir. J'ai su enfin que tu avais été fidèle à ton
serment, Consuelo; que tu avais fait ton possible pour m'aimer; que tu
m'avais aimé véritablement durant quelques heures. Mais on nous a trompés
tous deux. Pardonne à ton maître comme je lui pardonne!»
Consuelo regarda le Porpora, qui ne pouvait entendre les paroles d'Albert,
mais qui, à celles du comte Christian, s'était troublé et marchait le
long de la cheminée avec agitation. Elle le regarda d'un air de solennel
reproche, et le maestro la comprit si bien qu'il se frappa la tête du poing
avec une muette véhémence. Albert fit signe à Consuelo de l'attirer près de
lui, et de l'aider lui-même à lui tendre la main. Le Porpora porta cette
main glacée à ses lèvres et fondit en larmes. Sa conscience lui murmurait
le reproche d'homicide; mais son repentir l'absolvait de son imprudence.
Albert fit encore signe qu'il voulait écouter ce que ses parents
répondaient à Supperville, et il l'entendit, quoiqu'ils parlassent si bas
que le Porpora et Consuelo, agenouillés près de lui, ne pouvaient en saisir
un mot. Le chapelain se débattait contre l'ironie amère du médecin;
la chanoinesse cherchait par un mélange de superstition et de tolérance,
de charité chrétienne et d'amour maternel, à concilier des idées
inconciliables dans la doctrine catholique. Le débat ne roulait que sur
une question de forme; à savoir que le chapelain ne croyait pas devoir
administrer le sacrement du mariage à un hérétique, à moins qu'il ne promît
tout au moins de faire acte de foi catholique aussitôt après. Supperville
ne se gênait pas pour mentir et pour affirmer que le comte Albert lui avait
promis de croire et de professer tout ce qu'on voudrait après la cérémonie.
Le chapelain n'en était pas dupe. Enfin, le comte Christian, retrouvant
un de ces moments de fermeté tranquille et de logique simple et humaine
avec lesquelles, après bien des irrésolutions et des faiblesses, il avait
toujours tranché toutes les contestations domestiques, termina le
différend.
«Monsieur le chapelain, dit-il, il n'y a point de loi ecclésiastique qui
vous défende expressément de marier une catholique à un schismatique.
L'Église tolère ces mariages. Prenez donc Consuelo pour orthodoxe et
mon fils pour hérétique, et mariez-les sur l'heure. La confession et les
fiançailles ne sont que de précepte, vous le savez, et certains cas
d'urgence peuvent en dispenser. Il peut résulter de ce mariage une
révolution favorable dans l'état d'Albert, et quand il sera guéri nous
songerons à le convertir.»
Le chapelain n'avait jamais résisté à la volonté du vieux Christian;
c'était pour lui, dans les cas de conscience, un arbitre supérieur au
pape. Il ne restait plus qu'à convaincre Consuelo. Albert seul y songea,
et l'attirant près de lui, il réussit, sans le secours de personne, à
enlacer de ses bras desséchés, devenus légers comme des roseaux, le cou de
sa bien-aimée.
«Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton âme, à cette heure; tu voudrais
donner ta vie pour ranimer la mienne: cela n'est plus possible; mais tu
peux, par un simple acte de ta volonté, sauver ma vie éternelle. Je vais
te quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, par
la manifestation d'une nouvelle naissance. J'y reviendrai, maudit et
désespéré, si tu m'abandonnes maintenant, à ma dernière heure. Tu sais,
les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expiés; et toi seule, toi ma
soeur Wanda, peux accomplir l'acte de ma purification en cette phase de ma
vie. Nous sommes frères: pour devenir amants, il faut que la mort passe
encore une fois entre. Mais nous devons être époux par le serment; pour que
je renaisse calme, fort et délivré, comme les autres hommes, de la mémoire
de mes existences passées, qui fait mon supplice et mon châtiment depuis
tant de siècles, consens à prononcer ce serment; il ne te liera pas à moi
en cette vie, que je vais quitter dans une heure, mais il nous réunira dans
l'éternité. Ce sera un sceau qui nous aidera à nous reconnaître, quand
les ombres de la mort auront effacé la clarté de nos souvenirs. Consens!
C'est une cérémonie catholique qui va s'accomplir, et que j'accepte,
puisque c'est la seule qui puisse légitimer, dans l'esprit des hommes,
la possession que nous prenons l'un de l'autre. Il me faut emporter cette
sanction dans la tombe. Le mariage sans l'assentiment de la famille n'est
point un mariage complet à mes yeux. La forme du serment m'importe peu
d'ailleurs. Le nôtre sera indissoluble dans nos coeurs, comme il est sacré
dans nos intentions. Consens!
--Je consens!» s'écria Consuelo en pressant de ses lèvres le front morne et