sous l'influence et l'égide des coeurs généreux; mourir déchiré de sincères
remords, et renaître absous et purifié avec les innéités de la vertu, ne
sont-ce point là d'assez divines récompenses? Consuelo, initiée par les
enseignements d'Albert à ces doctrines qui avaient leur source dans le
hussitisme de la vieille Bohême et dans les mystérieuses sectes des âges
antérieurs (lesquelles se rattachaient à de sérieuses interprétations
de la pensée même du Christ et à celle de ses devanciers); Consuelo,
doucement, sinon savamment convaincue que l'âme de son époux ne s'était pas
brusquement détachée de la sienne pour aller l'oublier dans les régions
inaccessibles d'un empyrée fantastique, mêlait à cette notion nouvelle
quelque chose des souvenirs superstitieux de son adolescence. Elle avait
cru aux revenants comme y croient les enfants du peuple; elle avait vu
plus d'une fois en rêve le spectre de sa mère s'approchant d'elle pour la
protéger et la préserver.
C'était une manière de croire déjà à l'éternel hyménée des âmes des morts
avec le monde des vivants; car cette superstition des peuples naïfs semble
être restée de tout temps comme une protestation contre le départ absolu
de l'essence humaine pour le ciel ou l'enfer des législateurs religieux.
Consuelo, attachée au sein de ce cadavre, ne s'imaginait donc pas qu'il
était mort, et ne comprenait rien à l'horreur de ce mot, de ce spectacle
et de cette idée. Il ne lui semblait pas que la vie intellectuelle pût
s'évanouir si vite, et que ce cerveau, ce coeur à jamais privé de la
puissance de se manifester, fût déjà éteint complètement.
«Non, pensait-elle, l'étincelle divine hésite peut-être encore à se perdre
dans le sein de Dieu, qui va la reprendre pour la renvoyer à la vie
universelle sous une nouvelle forme humaine. Il y a encore peut-être une
sorte de vie mystérieuse, inconnue, dans ce sein à peine refroidi; et
d'ailleurs, où que soit l'âme d'Albert, elle voit, elle comprend, elle sait
ce qui se passe ici autour de sa dépouille. Elle cherche peut-être dans
mon amour un aliment pour sa nouvelle activité, dans ma foi une force
d'impulsion pour aller chercher en Dieu l'élan de la résurrection.»
Et, pénétrée de ces vagues pensées, elle continuait à aimer Albert, à lui
ouvrir son âme, à lui donner son dévouement, à lui renouveler le serment
de fidélité qu'elle venait de lui faire au nom de Dieu et de sa famille;
enfin à le traiter dans ses idées et dans ses sentiments, non comme un mort
qu'on pleure parce qu'on va s'en détacher, mais comme un vivant dont on
respecte le repos en attendant qu'on lui sourie à son réveil.
Lorsque le Porpora retrouva sa raison, il se souvint avec effroi de la
situation où il avait laissé sa pupille, et se hâta de la rejoindre. Il fut
surpris de la trouver aussi calme que si elle eût veillé au chevet d'un
ami. Il voulut lui parler et l'exhorter à aller prendre du repos.
«Ne dites pas de paroles inutiles devant cet ange endormi, lui
répondit-elle. Allez vous reposer, mon bon maître; moi, je me repose ici.
--Tu veux donc te tuer? dit le Porpora avec une sorte de désespoir.
--Non, mon ami, je vivrai, répondit Consuelo; je remplirai tons mes devoirs
envers _lui_ et envers vous; mais je ne l'abandonnerai pas d'un instant
cette nuit.»
Comme rien ne se faisait dans la maison sans l'ordre de la chanoinesse
et qu'une frayeur superstitieuse régnait à propos d'Albert dans l'esprit
de tous les domestiques, personne n'osa, durant toute cette nuit, approcher
du salon où Consuelo resta seule avec Albert. Le Porpora et le médecin
allaient et venaient de la chambre du comte à celle de la chanoinesse
et à celle du chapelain. De temps en temps, ils revenaient informer
Consuelo de l'état de ces infortunés et s'assurer du sien propre. Ils ne
comprenaient rien à tant de courage.
Enfin aux approches du matin, tout fut tranquille. Un sommeil accablant
vainquit toutes les forces de la douleur. Le médecin, écrasé de fatigue,
alla se coucher; le Porpora s'assoupit sur une chaise, la tête appuyée
sur le bord du lit du comte Christian. Consuelo seule n'éprouva pas le
besoin d'oublier sa situation. Perdue dans ses pensées, tour à tour priant
avec ferveur ou rêvant avec enthousiasme, elle n'eut pour compagnon assidu
de sa veillée silencieuse que le triste Cynabre, qui, de temps en temps,
regardait son maître, lui léchait la main, balayait avec sa queue la cendre
de l'âtre, et, habitué à ne plus recevoir les caresses de sa main débile,
se recouchait avec résignation, la tête allongée sur ses pieds inertes.
Quand le soleil, se levant derrière les arbres du jardin, vint jeter
une clarté de pourpre sur le front d'Albert, Consuelo fut tirée de sa
méditation par la chanoinesse. Le comte ne put sortir de son lit, mais le
baron Frédéric vint machinalement prier, avec sa soeur et le chapelain,
autour de l'autel, puis on parla de procéder à l'ensevelissement; et la
chanoinesse, retrouvant des forces pour ces soins matériels, fit appeler
ses femmes et le vieux Hanz. Ce fut alors que le médecin et le Porpora
exigèrent que Consuelo allât prendre du repos, et elle s'y résigna, après
avoir passé auprès du lit du comte Christian, qui la regarda sans paraître
la voir. On ne pouvait dire s'il veillait ou s'il dormait; ses yeux étaient
ouverts, sa respiration calme, sa figure sans expression.
Lorsque Consuelo se réveilla au bout de quelques heures, elle descendit au
salon, et son coeur se serra affreusement en le trouvant désert. Albert
avait été déposé sur un brancard de parade et porté dans la chapelle.
Son fauteuil était vide à la même place où Consuelo l'avait vu la veille.
C'était tout ce qui restait de lui en ce lieu qui avait été le centre de la
vie de toute la famille pendant tant de jours amers. Son chien même n'était
plus là; le soleil printanier ravivait ces tristes lambris, et les merles
sifflaient dans le jardin avec une insolente gaieté.
Consuelo passa doucement dans la pièce voisine, dont la porte restait
entr'ouverte. Le comte Christian était toujours couché, toujours
insensible, en apparence, à la perte qu'il venait de faire. Sa soeur,
reportant sur lui toute la sollicitude qu'elle avait eue pour Albert,
le soignait avec vigilance. Le baron regardait brûler les bûches dans
la cheminée d'un air hébété; seulement des larmes, qui tombaient
silencieusement sur ses joues sans qu'il songeât à les essuyer,
montraient qu'il n'avait pas eu le bonheur de perdre la mémoire.
Consuelo s'approcha de la chanoinesse pour lui baiser la main; mais cette
main se retira d'elle avec une insurmontable aversion. La pauvre Wenceslawa
voyait dans cette jeune fille le fléau et la destruction de son neveu.
Elle avait eu horreur du projet de leur mariage dans les premiers temps,
et s'y était opposée de tout son pouvoir; et puis, quand elle avait vu
que, malgré l'absence, il était impossible d'y faire renoncer Albert, que