son coeur éteint, elle renonçait à des espérances fugitives, insensées.
Quand l'horloge sonna trois heures, Consuelo se leva et déposa sur les
lèvres de son époux son premier, son dernier baiser d'amour.
«Adieu, Albert, lui dit-elle à voix haute, emportée par une religieuse
exaltation: tu lis maintenant sans incertitude dans mon coeur. Il n'y a
plus de nuages entre nous, et tu sais combien je t'aime. Tu sais que
si j'abandonne ta dépouille sacrée aux soins d'une famille qui demain
reviendra te contempler sans faiblesse, je n'abandonne pas pour cela ton
immortel souvenir et la pensée de ton indestructible amour. Tu sais que ce
n'est pas une veuve oublieuse, mais une épouse fidèle qui s'éloigne de ta
demeure, et qu'elle t'emporte à jamais dans son âme. Adieu, Albert!
tu l'as dit, la mort passe entre nous, et ne nous sépare en apparence que
pour nous réunir dans l'éternité. Fidèle à la foi que tu m'as enseignée,
certaine que tu as mérité l'amour et la bénédiction de ton Dieu, je ne te
pleure pas, et rien ne te présentera à ma pensée sous l'image fausse et
impie de la mort. Il n'y a pas de mort, Albert, tu avais raison; je le sens
dans mon coeur, puisque je t'aime plus que jamais.»
Comme Consuelo achevait ces paroles, les rideaux qui retombaient fermés
derrière le catafalque s'agitèrent sensiblement, et s'entr'ouvrant tout à
coup, offrirent à ses regards, la figure pâle de Zdenko. Elle en fut
effrayée d'abord, habituée qu'elle était à le regarder comme son plus
mortel ennemi. Mais il avait une expression de douceur dans les yeux, et,
lui tendant par-dessus le lit mortuaire une main rude, qu'elle n'hésita
pas à serrer dans la sienne:
«Faisons la paix sur son lit de repos, ma pauvre fille, lui dit-il en
souriant. Tu es une bonne fille de Dieu, et Albert est content de toi.
Va, il est heureux dans ce moment-ci, il dort si bien, le bon Albert!
Je lui ai pardonné, tu le vois! Je suis revenu le voir quand j'ai appris
qu'il dormait; à présent je ne le quitterai plus. Je l'emmènerai demain
dans la grotte, et nous parlerons encore de Consuelo, _Consuelo de mi
alma!_ Va te reposer, ma fille; Albert n'est pas seul. Zdenko est là,
toujours là. Il n'a besoin de rien. Il est si bien avec son ami! Le malheur
est conjuré, le mal est détruit; la mort est vaincue. Le jour trois fois
heureux s'est levé. _Que celui à qui on a fait tort te salue!_
Consuelo ne put supporter davantage la joie enfantine de ce pauvre fou.
Elle lui fit de tendres adieux; et quand elle rouvrit la porte de la
chapelle, elle laissa Cynabre se précipiter vers son ancien ami, qu'il
n'avait pas cessé de flairer et d'appeler.
«Pauvre Cynabre! viens; je te cacherai là sous le lit de ton maître, dit
Zdenko en le caressant avec la même tendresse qui si c'eût été son enfant.
Viens, viens, mon Cynabre! nous voilà réunis tous les trois, nous ne nous
quitterons plus!»
Consuelo alla réveiller le Porpora. Elle entra ensuite sur la pointe du
pied dans la chambre de Christian, et passa entre son lit et celui de la
chanoinesse.
«C'est vous? ma fille, dit le vieillard sans montrer aucune surprise: je
suis bien heureux de vous voir. Ne réveillez pas ma soeur, qui dort bien,
grâce à Dieu! et allez en faire autant; je suis tout à fait tranquille.
Mon fils est sauvé, et je serai bientôt guéri.»
Consuelo baisa ses cheveux blancs, ses mains ridées, et lui cacha des
larmes qui eussent peut-être ébranlé son illusion. Elle n'osa embrasser la
chanoinesse, qui reposait enfin pour la première fois depuis trente nuits.
«Dieu a mis un terme dans la douleur, pensa-t-elle; c'est son excès même.
Puissent ces infortunés rester longtemps sous le poids salutaire de la
fatigue!»
Une demi-heure après, Consuelo, dont le coeur s'était brisé en quittant ces
nobles vieillards, franchit avec le Porpora la herse du château des Géants,
sans se rappeler que ce manoir formidable; où tant de fossés et de grilles
enfermaient tant de richesses et de souffrances, était devenu la propriété
de la comtesse de Rudolstadt.
FIN DE CONSUELO.
_Nota_. Ceux de nos lecteurs qui se sont par trop fatigués à suivre
Consuelo parmi tant de périls et d'aventures, peuvent maintenant
se reposer. Ceux, moins nombreux sans doute, qui se sentent encore
quelque courage, apprendront dans un prochain roman, la suite de ses
pérégrinations, et ce qui advint du comte Albert après sa mort.