par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui
disputer ces avantages s'il me fallait échanger ma figure contre la
sienne.
--Vous n'y perdriez déjà pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pas
beaucoup d'entraînement à reconnaître la beauté de Clorinda.
--Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un
cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujours
si mal habillée. Décidément c'est une laideron.
--Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: point
d'argent, et point de beauté!»
C'est ainsi qu'elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu'elles
se consolèrent en la plaignant, de l'avoir admirée tandis qu'elle
chantait.
II.
Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d'années, dans
l'église des _Mendicanti_, où le célèbre maestro Porpora venait
d'essayer la répétition de ses grandes vêpres en musique, qu'il devait y
diriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristes
qu'il avait si vertement gourmandées étaient des enfants de ces
_scuole_, où elles étaient instruites aux frais de l'État, pour être par
lui dotées ensuite, _soit pour le mariage, soit pour le cloître_, dit
Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la même
époque, dans cette même église. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces
détails, et un épisode charmant raconté par lui à ce propos dans le
livre VIII des _Confessions_. Je n'aurai garde de transcrire ici ces
adorables pages, après lesquelles tu ne pourrais certainement pas te
résoudre à reprendre les miennes; et bien autant ferais-je à ta place,
ami lecteur. J'espère donc que tu n'as pas en ce moment les
_Confessions_ sous la main, et je poursuis mon conte.
Toutes ces jeunes personnes n'étaient pas également pauvres, et il est
bien certain que, malgré la grande intégrité de l'administration,
quelques-unes se glissaient là, pour lesquelles c'était plutôt une
spéculation qu'une nécessité de recevoir, aux frais de la République,
une éducation d'artiste et des moyens d'établissement. C'est pourquoi
quelques-unes se permettaient d'oublier les saintes lois de l'égalité;
grâce auxquelles on les avait laissées s'asseoir furtivement sur les
mêmes bancs que leurs pauvres soeurs. Toutes aussi ne remplissaient pas
les vues austères que la République avait sur leur sort futur. Il s'en
détachait bien quelqu'une de temps en temps, qui, ayant profité de
l'éducation gratuite, renonçait à la dot pour chercher ailleurs une plus
brillante fortune. L'administration, voyant que cela était inévitable,
avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres
artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à
Venise. De ce nombre était la petite Consuelo, née en Espagne, et
arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg,
Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore
plus directe à l'usage des seuls Bohémiens.
Bohémienne, elle ne l'était pourtant que de profession et par manière de
dire; car de race, elle n'était ni Gitana ni Indoue, non plus
qu'Israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans
doute mauresque à l'origine, car elle était passablement brune, et toute
sa personne avait une tranquillité qui n'annonçait rien des races
vagabondes. Ce n'est point que de ces races-là je veuille médire. Si
j'avais inventé le personnage de Consuelo, je ne prétends point que je
ne l'eusse fait sortir d'Israël, ou de plus loin encore; mais elle était
formée de la côte d'Ismaël, tout le révélait, dans son organisation. Je
ne l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'a
affirmé, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette pétulance
fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue
les _zingarelle_. Elle n'avait pas la curiosité insinuante et la
mendicité tenace d'une _ebbrea_ indigente. Elle était aussi calme que
l'eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles
légères qui en sillonnent incessamment la face.
Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable,
elle portait toujours ses robes trop courtes d'une année; ce qui donnait
à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public,
une sorte de grâce sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir et
pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il
était mal chaussé. Eh revanche; sa taille, prise dans des _corps_
devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et
flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune
séduction. La pauvre fille n'y songeait guère, habituée qu'elle était à
s'entendre traiter de _guenon_, de _cédrat_, et de _moricaude_, par les
blondes, blanches et replètes filles de l'Adriatique. Son visage tout
rond, blême et insignifiant, n'eût frappé personne, si ses cheveux
courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son
air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui
eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne
plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L'être qui
les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une
négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La
beauté s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour
ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle. La
laideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes:
l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale
par une habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seule
laideur; l'autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n'évite
et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquant
les yeux: c'était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui
s'intéressaient à elle regrettaient d'abord qu'elle ne fût pas jolie; et
puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette
familiarité qu'on n'a pas pour la beauté: «Eh bien, toi, tu as la mine
d'une bonne créature»; et Consuelo était fort contente, bien qu'elle
n'ignorât point que cela voulait dire: «Tu n'as rien de plus.»
Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau bénite
resta auprès de la coupe lustrale, jusqu'à ce qu'il eût vu défiler l'une
après l'autre jusqu'à la dernière des _scolari_. Il les regarda toutes
avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de
lui, il lui donna l'eau bénite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir
de toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre,
en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d'audace, qui n'est
l'expression ni de la fierté ni de la pudeur.
Dès qu'elles furent rentrées dans l'intérieur du couvent, le galant