mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se méfiait de
rien: tout ce qu'il avait à faire, c'était de se rendre agréable, en
attendant qu'il devînt nécessaire. Il n'y avait donc sorte de
prévenances délicates, de galanteries raffinées, dont il ne s'ingéniât
pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolâtries en s'obstinant à
les mettre sur le compte des moeurs élégantes et libérales du patriciat,
du dilettantisme passionné et de la bonté naturelle de son protecteur.
Elle éprouvait pour lui une amitié vraie, une sainte reconnaissance; et
lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une âme pure, commençait à
s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre
enfin la glace.
Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur à un sentiment
tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mécomptes par
l'opinion où tout Venise était de son triomphe), la Corilla sentait
s'opérer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon
avec noblesse, du moins avec ardeur; et son âme irritable et impérieuse
pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'était bien vraiment
l'impudique Vénus éprise du chasseur superbe, et pour la première fois
humble et craintive devant un mortel préféré. Elle se soumettait jusqu'à
feindre des vertus qui n'étaient point en elle, et qu'elle n'affectait
cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux
et doux; tant il est vrai que l'idolâtrie qu'on se retire à soi-même,
pour la reporter sur un autre être, élève et ennoblit par instants les
âmes les moins susceptibles de grandeur et de dévouement.
L'émotion qu'elle éprouvait réagissait sur son talent, et l'on
remarquait au théâtre qu'elle jouait avec plus de naturel et de
sensibilité les rôles pathétiques. Mais comme son caractère et l'essence
même de sa nature étaient pour ainsi dire brisés, comme il fallait une
crise intérieure violente et pénible pour opérer cette métamorphose, sa
force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait
avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi
sérieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'éteignait à chaque
instant. Les brillants caprices de son improvisation étaient trahis par
une respiration courte et des intonations hasardées. Le déplaisir et la
terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, à la
représentation qui précéda les débuts de Consuelo, elle chanta tellement
faux et manqua tant de passages éclatants, que ses amis l'applaudirent
faiblement et furent bientôt réduits au silence de la consternation par
les murmures des opposants.
Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait à
peine respirer. Corilla, vêtue de noir, pâle, émue, plus morte que vive,
partagée entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir
triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure
sur lé théâtre. Tout le ban et l'arrière-ban des aristocraties et des
beautés de Venise vinrent étaler les fleurs et les pierreries en un
triple hémicycle étincelant. Les hommes _charmants_ encombraient les
coulisses et, comme c'était alors l'usage, une partie du théâtre. La
dogaresse se montra à l'avant-scène avec tous les grands dignitaires de
la république. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte
Zustiniani attendit à la porte de la loge de Consuelo qu'elle eût achevé
sa toilette, tandis qu'Anzoleto, paré en guerrier antique avec toute la
coquetterie bizarre de l'époque, s'évanouissait dans la coulisse et
avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.
L'opéra n'était ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien
sévère ni d'un moderne audacieux. C'était l'oeuvre inconnue d'un
étranger. Pour échapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre
nom célèbre, n'eût pas manqué de soulever chez les compositeurs rivaux,
le Porpora désirant, avant tout, le succès de son élève, avait proposé
et mis à l'étude la partition d'_Ipermnestre_, début lyrique d'un jeune
Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni
ennemis, ni séides, et qui s'appelait tout simplement monsieur
Christophe Gluck.
Lorsque Anzoleto parut sur la scène, un murmure d'admiration courut dans
toute la salle. Le ténor auquel il succédait, admirable chanteur, qui
avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'âge eût
exténué sa voix et enlaidi son visage, était peu regretté d'un public
ingrat; et le beau sexe, qui écoute plus souvent avec les yeux qu'avec
les oreilles, fut ravi de voir, à la place de ce gros homme bourgeonné,
un garçon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phébus,
bâti comme si Phidias s'en fût mêlé, un vrai fils des lagunes: _Bianco,
crespo, é grassotto_.
Il était trop ému pour bien chanter son premier air, mais sa voix
magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent
pour lui conquérir l'engouement des femmes et des indigènes. Le débutant
avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi à trois reprises et
rappelé deux fois sur la scène après être rentré dans la coulisse, comme
cela se pratique en Italie et à à Venise plus que partout ailleurs.
Ce succès lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec
_Ipermnestre_, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scène
était pour Consuelo: on ne voyait, on n'écoutait plus qu'elle. On se
disait: «La voilà; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la
débutante, l'_amante del Zustiniani_.»
Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son
public, reçut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une
révérence sans humilité et sans coquetterie, et entonna son récitatif
d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une sécurité si
victorieuse, qu'à la première phrase des cris d'admiration partirent dé
tous les points de la salle.
«Ah! le perfide s'est joué de moi,» s'écria la Corilla en lançant un
regard terrible à Anzoleto, qui ne put s'empêcher en cet instant de
lever les yeux vers elle avec un sourire mal déguisé.
Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.
Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassée du
vieux Lotti qui disait dans son coin: «_Amici miei, questo è un
portento!_»
Elle chanta son grand air de début, et fut interrompue dix fois; on cria
_bis!_ on la rappela sept fois sur la scène; il y eut des hurlements
d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme vénitien s'exhala dans
toute sa fougue à la fois entraînante et ridicule.
«Qu'ont-ils donc à crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la
coulisse pour en être arrachée aussitôt par les vociférations du
parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider.»
De ce moment on ne s'occupa plus que très secondairement d'Anzoleto. On
le traita bien, parce qu'on était en veine de satisfaction; mais la