l'orient du ciel.
«Tu es une folle, chère Corilla, répondit-il; la Consuelo n'est pas
aussi redoutable pour toi que tu te l'es représentée aujourd'hui dans
ton imagination malade. Quant à moi, je te l'ai dit, je ne suis pas son
amant, je ne serai sûrement jamais son mari, et je ne vivrai pas comme
un oiseau chétif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre son
vol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'un
essor puissant enlève de terre. Tiens, regarde ce passereau; ne
vole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goëland sur la
mer? Allons! trêve à ces rêveries! le jour me chasse de tes bras. A
demain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cette
patience qui m'avaient charmé, et qui vont mieux à ta beauté que les
cris et les emportements de la jalousie.»
Anzoleto, absorbé pourtant dans de noires pensées, se retira chez lui,
et ce ne fut que couché et prêt à s'endormir, qu'il se demanda qui avait
dû accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramener
chez elle. C'était un soin qu'il n'avait jamais laissé prendre à
personne.
«Après tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing à son
oreiller pour l'arranger sous sa tête, si la destinée veut que le comte
en vienne à ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tôt que
plus tard!»
XVIII.
Lorsque Anzoleto s'éveilla, il sentit se réveiller aussi la jalousie que
lui avait inspirée le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se
partageaient son âme. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avait
éveillée en lui pour le génie et le succès de Consuelo. Celle-là
s'enfonçait plus avant dans son sein, à mesure qu'il comparait le
triomphe de sa fiancée à ce que, dans son ambition trompée, il appelait
sa propre chute. Ensuite l'humiliation d'être supplanté peut-être dans
la réalité, comme il l'était déjà dans l'opinion, auprès de cette femme
désormais célèbre et toute-puissante dont il était si flatté la veille
d'être l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient
dans sa pensée, et il ne savait à laquelle se livrer pour éteindre
l'autre. Il avait à choisir entre deux partis: ou d'éloigner Consuelo du
comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de
l'abandonner à son rival, et d'aller au loin tenter seul les chances
d'un succès qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cette
incertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre du
calme auprès de sa véritable amie, il se lança de nouveau dans l'orage
en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui démontrant,
avec plus de force que la veille, tout le désavantage de sa position.
«Nul n'est prophète en son pays, lui dit-elle; et c'est déjà un mauvais
milieu pour toi que la ville où tu es né, où l'on t'a vu courir en
haillons sur la place publique, où chacun peut se dire (et Dieu sait que
les nobles aiment à se vanter de leurs bienfaits, même imaginaires,
envers les artistes): «C'est moi qui l'ai protégé; je me suis aperçu le
premier de son talent; c'est moi qui l'ai recommandé à celui-ci, c'est
moi qui l'ai préféré à celui-là.» Tu as beaucoup trop vécu ici au grand
air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappé tous les
passants avant qu'on sût qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyen
d'éblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner
quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs
commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie
retirée, est ici une merveille étrangère. Elle est Espagnole d'ailleurs,
elle n'a pas l'accent vénitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peu
singulière, leur plairait encore, quand même elle serait détestable:
c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beauté
a été pour les trois quarts dans le petit succès que tu as eu au premier
acte. Au dernier on y était déjà habitué.
--Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous de
l'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peu
contribué à m'enlever ce dernier, ce frivole avantage.
--Sérieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole à ceux des
hommes. Avec les unes, tu régneras dans les salons; sans les autres, tu
succomberas au théâtre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est une
femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement les
dilettanti sérieux, mais qui enivre encore, par sa grâce et le prestige
de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique!
Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science à
Stefanini, à Saverio, et à tous ceux qui ont paru avec moi sur la scène!
--A ce compte, chère Corilla, je courrais autant de risques en me
montrant auprès de toi, que j'en cours auprès de la Consuelo. Si j'avais
eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais là un bon
avertissement.»
Ces mots échappés à Anzoleto furent un trait de lumière pour la Corilla.
Elle vit qu'elle avait frappé plus juste qu'elle ne s'en flattait
encore; car la pensée de quitter Venise s'était déjà formulée dans
l'esprit de son amant. Dès qu'elle conçut l'espoir de l'entraîner avec
elle, elle n'épargna rien pour lui faire goûter ce projet. Elle
s'abaissa elle-même tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa
rivale avec une modestie sans bornes. Elle se résigna même à dire
qu'elle n'était ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer
des passions dans le public. Et comme tout cela était plus vrai qu'elle
ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et
ne s'était jamais abusé sur l'immense supériorité de Consuelo, elle
n'eut pas de peine à le lui persuader. Leur association et leur fuite
furent donc à peu près résolues dans cette séance; et Anzoleto y
songeait sérieusement, bien qu'il se gardât toujours une porte de
derrière pour échapper à cet engagement dans l'occasion.
Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea
fortement à continuer ses débuts, le flattant de l'espérance d'un
meilleur sort pour les autres représentations; mais bien certaine, au
fond, que ces épreuves malheureuses le dégoûteraient complètement et de
Venise et de Consuelo.
En sortant de chez sa maîtresse, il se rendit chez son amie. Un
invincible besoin de la revoir l'y poussait impérieusement. C'était la
première fois qu'il avait fini et commencé une journée sans recevoir son
chaste baiser au front. Mais comme, après ce qui venait de se passer
avec la Corilla, il eût rougi de sa versatilité, il essaya de se
persuader qu'il allait chercher auprès d'elle la certitude de son
infidélité, et le désabusement complet de son amour. Sans nul doute, se
disait-il, le comte aura profité de l'occasion et du dépit causé par mon