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ses jours auprès de la petite Consuelo, dans la plus complète liberté,

sur le pavé de Venise, n'en était pas, comme on peut le croire, à ses

premières amours. Initié aux voluptés faciles qui s'étaient offertes à

lui plus d'une fois, il eût été usé déjà et corrompu peut-être, s'il eût

vécu dans nos tristes climats, et si la nature l'eût doué d'une

organisation moins riche. Mais, développé de bonne heure et destiné à

une longue et puissante virilité, il avait encore le coeur pur et les

sens contenus par la volonté. Le hasard lui avait fait rencontrer la

petite Espagnole devant les Madoriettes, chantant des cantiques par

dévotion; et lui, pour le plaisir d'exercer sa voix, il avait chanté

avec elle aux étoiles durant des soirées entières. Et puis ils s'étaient

rencontrés sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour

les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis

encore ils s'étaient rencontrés à l'église, elle priant le bon Dieu de

tout son coeur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et dans

toutes ces rencontres, Consuelo lui avait semblé si bonne, si douce, si

obligeante, si gaie, qu'il s'était fait son ami et son compagnon

inséparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto ne

connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il éprouva de l'amitié

pour Consuelo; et comme il était d'un pays et d'un peuple où les

passions règnent plus que les attachements, il ne sut point donner à

cette amitié un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta cette

façon de parler; après qu'elle eut fait à Anzoleto l'objection suivante:

«Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier avec moi?»

et qu'il lui eut répondu: «Bien certainement, si tu le veux, nous nous

marierons ensemble.»

Ce fut dès lors une chose arrêtée. Peut-être qu'Anzoleto s'en fit un

jeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il

est certain que déjà ce jeune coeur éprouvait ces sentiments contraires

et ces émotions compliquées qui agitent et désunissent l'existence des

hommes blasés.

Abandonné à des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce

qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s'opposait à

sa joie, artiste jusqu'aux os, c'est-à-dire cherchant et sentant la vie

avec une intensité effrayante, il trouva que ses maîtresses lui

imposaient les souffrances et les dangers de passions qu'il n'éprouvait

pas profondément. Cependant il les voyait de temps en temps; rappelé par

ses désirs, repoussé bientôt après par la satiété ou le dépit. Et quand

cet étrange enfant avait ainsi dépensé sans idéal et sans dignité

l'excès de sa vie, il sentait le besoin d'une société douce et d'une

expansion chaste et sereine. Il eût put dire déjà, comme Jean-Jacques:

«Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins

la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!» Alors, sans

se rendre compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guère

encore le sens du beau, et ne sachant si elle était laide ou jolie,

enfant lui-même au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son

âge, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il

menait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise,

une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachée, et presque aussi

poétique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du désert.

Quoiqu'ils eussent une liberté plus absolue et plus dangereuse, point de

famille, point de mères vigilantes et tendres pour les former à la

vertu, point de serviteur dévoué pour les chercher le soir et les

ramener au bercail; pas même un chien pour les avertir du danger, ils ne

firent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barque

découverte, à toute heure et par tous les temps, sans rames et sans

pilote; ils errèrent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans

souci de la marée montante; ils chantèrent devant les chapelles dressées

sous la vigne au coin des rues, sans songer à l'heure avancée, et sans

avoir besoin d'autre lit jusqu'au matin que la dalle blanche encore

tiède des feux du jour. Ils s'arrêtèrent devant le théâtre de

Pulcinella, et suivirent avec une attention passionnée le drame

fantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans se

rappeler l'absence du déjeuner el le peu de probabilité du souper. Ils

se livrèrent aux amusements effrénés du carnaval, ayant pour tout

déguisement et pour toute parure, lui sa veste retournée à l'envers,

elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils firent des repas

somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches d'un palais avec

des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des écorces de

cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses

périlleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent échangé deux

honnêtes enfants du même âge et du même sexe. Les jours, les années

s'écoulèrent. Anzoleto eut d'autres maîtresses; Consuelo ne sut pas même

qu'on pût avoir d'autres amours que celui dont elle était l'objet. Elle

devint une jeune fille sans se croire obligée à plus de réserve avec son

fiancé; et lui la vit grandir et se transformer, sans éprouver

d'impatience et sans désirer de changement à cette intimité sans nuage,

sans scrupule, sans mystère, et sans remords.

[1 Diverses sortes de coquillages très-grossier et à fort bas prix dont

le peuple de Venise est friand.]

Il y avait quatre ans déjà que le professeur Porpora et le comte

Zustiniani s'étaient mutuellement présenté leurs _petits musiciens_, et

depuis ce temps le comte n'avait plus pensé à la jeune chanteuse de

musique sacrée; depuis ce temps, le professeur avait également oublié le

bel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouvé, après un premier examen, doué

d'aucune des qualités qu'il exigeait dans un élève: d'abord une nature

d'intelligence sérieuse et patiente, ensuite une modestie poussée

jusqu'à l'annihilation de l'élève devant les maîtres, enfin une absence

complète d'études musicales antérieures à celles qu'il voulait donner

lui-même. «Ne me parlez jamais, disait-il, d'un écolier dont le cerveau

ne soit pas sous ma volonté comme une table rase, comme une cire vierge

où je puisse jeter la première empreinte. Je n'ai pas le temps de

consacrer une année à faire désapprendre avant de commencer à montrer.

Si vous voulez que j'écrive sur une ardoise, présentez-la-moi nette. Ce

n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualité. Si elle est trop

épaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai

au premier trait.» En somme, bien qu'il reconnût les moyens

extraordinaires du jeune Anzoleto, il déclara au comte, avec quelque

humeur et avec une ironique humilité à la fin de la première leçon, que

sa méthode n'était pas le fait d'un élève déjà si avancé, et que le

premier maître venu _suffirait pour embarrasser et retarder les progrès

naturels et le développement invincible de cette magnifique