comme me voilà de votre anathème.
--Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacité et en parlant
avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et
maussade qu'il semblait à l'ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses
et perfides paroles. Ne t'abaisse jamais au langage de la flatterie,
même devant ton supérieur, à plus forte raison devant celui dont tu
dédaignes intérieurement le suffrage. Il y a une heure tu étais là-bas
dans ce coin, pauvre, ignoré, craintif; tout ton avenir tenait à un
cheveu, à un son de ton gosier, à un instant de défaillance dans tes
moyens, à un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant,
t'ont fait riche, célèbre, insolent. La carrière est ouverte, tu n'as
plus qu'à y courir tant que tes forces t'y soutiendront. Écoute donc;
car pour la première fois, pour la dernière peut-être, tu vas entendre
la vérité. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la
mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n'as rien étudié à fond. Tu n'as
que de l'exercice et de la facilité. Tu te passionnes à froid; tu sais
roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes
auxquelles on pardonne de minauder ce qu'elles ne savent pas chanter.
Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent
vulgaire, un style faux et commun. Ne te décourage pas pourtant; tu as
tous les défauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualités
que ne peuvent donner ni l'enseignement ni le travail; tu as ce que ne
peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu
as le feu sacré ... tu as le génie!... Hélas! un feu qui n'éclairera
rien de grand, un génie qui demeurera stérile ... car, je le vois dans
tes yeux, comme je l'ai senti dans ta poitrine, tu n'as pas le culte de
l'art, tu n'as pas de foi pour les grands maîtres, ni de respect pour
les grandes créations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour
toi seul ... Tu aurais pu ... tu pourrais ... Mais non, il est trop tard,
ta destinée sera la course d'un météore, comme celle de....»
Et le professeur enfonçant brusquement son chapeau sur sa tête, tourna
le dos, et s'en alla sans saluer personne, absorbé qu'il était dans le
développement intérieur de son énigmatique sentence.
Quoique tout le monde s'efforçât de rire des bizarreries du professeur,
elles laissèrent une impression pénible et comme un sentiment de doute
et de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier qui
parut n'y plus songer, bien qu'elles lui eussent causé une émotion
profonde de joie, d'orgueil, de colère et d'émulation dont toute sa vie
devait être désormais la conséquence. Il parut uniquement occupé de
plaire à la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu'elle s'éprit
de lui très sérieusement à cette première rencontre. Le comte Zustiniani
n'était pas fort jaloux d'elle, et peut-être avait-il ses raisons pour
ne pas la gêner beaucoup. De plus, il s'intéressait à la gloire et à
l'éclat de son théâtre plus qu'à toute chose au monde; non qu'il fût
_vilain_ à l'endroit des richesses, mais parce qu'il était vraiment;
fanatique de ce qu'on appelle les _beaux-arts_. C'est, selon moi, une
expression qui convient à un certain sentiment vulgaire; tout italien et
par conséquent passionné sans beaucoup de discernement. Le _culte de
l'art_, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas
il y a cent ans, a un sens tout autre que le _goût des beaux-arts_. Le
comte était en effet _homme de goût_ comme on l'entendait alors,
amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce goût était la plus
grande affaire de sa vie. Il aimait à s'occuper du public et à l'occuper
de lui; à fréquenter les artistes, à régner sur la mode, à faire parler
de son théâtre, de son luxe, de son amabilité, de sa magnificence. Il
avait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province,
l'ostentation. Posséder et diriger un théâtre était le meilleur moyen de
contenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s'il eût pu
faire asseoir toute la République à sa table! Quand des étrangers
demandaient au professeur Porpora ce que c'était que le comte
Zustiniani, il avait coutume de répondre: C'est un homme qui aime à
régaler, et qui sert de la musique sur son théâtre comme des faisans sur
sa table.
Vers une heure du matin on se sépara.
«Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans une
embrasure du balcon, où demeures-tu?»
A cette question inattendue, Anzoleto se sentit rougir et pâlir presque
simultanément; car comment avouer à cette merveilleuse et opulente
beauté qu'il n'avait quasi ni feu ni lieu? Encore cette réponse eût-elle
été plus facile à faire que l'aveu de la misérable tanière où il se
retirait les nuits qu'il ne passait pas par goût ou par nécessité à la
belle étoile.
«Eh bien, qu'est-ce que ma question a de si extraordinaire? dit la
Corilla en riant de son trouble.
--Je me demandais, moi, répondit Anzoleto avec beaucoup de présence
d'esprit, quel palais de rois ou de fées pourrait être digne de
l'orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d'un regard d'amour de
la Corilla!
--Et que prétend dire par là ce flatteur? reprit-elle en lui lançant le
plus brûlant regard qu'elle put tirer de son arsenal de diableries.
--Que je n'ai pas ce bonheur, répondit le jeune homme; mais que si je
l'avais, j'aurais l'orgueil de ne vouloir demeurer qu'entre le ciel et
la mer, comme les étoiles.
--Ou comme les _cuccali?_ s'écria la cantatrice en éclatant de rire. On
sait que les goëlands sont des oiseaux d'une simplicité proverbiale, et
que leur maladresse équivaut, dans le langage de Venise, à notre
locution, _étourdi comme un hanneton._
--Raillez-moi, méprisez-moi, répondit Anzoleto; je crois que j'aime
encore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout.
--Allons, puisque tu ne veux me répondre que par métaphores,
reprit-elle, je vais t'emmener dans ma gondole, sauf à t'éloigner de ta
demeure, au lieu de t'en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour,
c'est ta faute.
--Etait-ce là le motif de votre curiosité, signora? En ce cas ma réponse
est bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votre
palais.
--Va donc m'attendre sur les marches de celui où nous sommes, dit la
Corilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blâmer
l'indulgence avec laquelle j'écoute tes fadaises.»
Dans le premier élan de sa vanité, Anzoleto s'esquiva, et courut
voltiger de l'embarcadère du palais à la proue de la gondole de Corilla,
comptant les secondes aux battements rapides de son coeur enivré. Mais
avant qu'elle parût sur les marches du palais, bien des réflexions
passèrent par la cervelle active et ambitieuse du débutant. La Corilla
est toute-puissante, se dit-il, mais si, à force de lui plaire, j'allais