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Il faut le faire remarquer, au grand honneur de la famille régnante, jamais, à l'appel du peuple, deux rois ne s'étaient présentés; entre héritiers, le fait mérite d'être constaté: pas d'arrière-neveu envieux du gros lot échu à la branche aînée. Je ne puis affirmer cependant que l'aimable Primevère fût issue directement du roi fondateur de la dynastie. Tu le sais de reste, on n'est pas toujours la fille de son père. En toute certitude, la dignité de reine s'était transmise jusqu'à elle, d'après les lois civiles de parenté. Elle avait dans les veines un sang rose où peut-être pas une goutte de sang royal ne se trouvait mêlée, mais qui certainement gardait encore quelques atomes du sang du premier homme. Magnifique exemple, pour les peuples et les princes de nos contrées, que cette dynastie se développant sans secousse, descendant les âges, au gré des naissances et des morts.

Le père de l'aimable Primevère, comme il vieillissait, oubliant le grand art de ses ancêtres, eut la singulière idée de vouloir apporter quelques réformes dans le gouvernement. Une république faillit bel et bien être déclarée. Sur ces entrefaites, le bonhomme mourut, ce qui évita à ses sujets la peine de se fâcher. Ils n'eurent garde, dès lors, de changer un système politique dont ils se trouvaient au mieux depuis tant de siècles, ils laissèrent tranquillement monter sur le trône la fille unique du défunt, l'aimable Primevère, âgée de douze ans.

L'enfant, qui avait un grand sens pour son âge, se garda de suivre l'exemple de son père. Ayant appris ce qu'il en coûtait de vouloir le bonheur d'une nation qui déclarait jouir d'une parfaite félicité, elle chercha ailleurs des êtres à consoler, des existences à rendre plus douces. Selon l'histoire, elle tenait du ciel une de ces âmes de femmes, faites de pitié et d'amour, souffles d'un Dieu meilleur, et d'une essence si pure que les hommes, pour expliquer cette bonté pénétrante, ont été forcés d'inventer tout un peuple d'anges et de chérubins. Eh! oui, Ninon, nous peuplons le ciel de nos amoureuses, de nos soeurs à la voix tendre, de nos mères, ces saintes âmes, les anges gardiens de nos prières. Dieu ne perd rien à cette croyance, qui est la mienne. S'il lui faut une milice céleste, il a là-haut, autour de son trône, les pensées miséricordieuses de tous les braves coeurs de femmes aimant en ce monde.

Primevère donna, dès sa naissance, plusieurs preuves de sa mission; elle naissait pour protéger les faibles et faire des oeuvres de paix et de justice. Je ne te dirai point, quand sa mère l'enfanta, qu'on remarqua plus de soleil aux cieux, plus d'allégresse dans les coeurs. Cependant, ce jour-là les hirondelles du toit causèrent de l'événement plus tard que de coutume. Si les loups ne s'attendrirent pas, les larmes de joie n'étant guère dans leur nature, les brebis, passant devant la porte, bêlèrent doucement, se regardant avec des yeux humides. Il y eut, parmi les bêtes du pays, j'entends les bonnes bêtes, une émotion qui adoucit pour une heure leur triste condition de brute. Un Messie était né, attendu de ces pauvres intelligences; je te le demande, et cela sans raillerie sacrilège, dans leurs souffrances et leurs ténèbres, ne doivent-elles pas, comme nous, espérer un Sauveur?

Couchée dans son berceau, Primevère, en ouvrant les yeux, accorda son premier sourire au chien et au chat de la maison, assis sur leur derrière, aux deux bords du petit lit, gravement, comme il sied à de hauts dignitaires. Elle versa sa première larme, tendant les mains vers une cage où chantait tristement un rossignol; lorsque, pour l'apaiser, on lui eut remis la frêle prison, elle l'ouvrit et reprit son sourire, à voir l'oiseau étendre larges ses ailes.

Je ne puis te conter, jour par jour, sa jeunesse passée à placer près des fourmilières des poignées de blé, non tout à fait au bord, pour ne pas ôter aux ouvrières le plaisir du travail, mais à une courte distance, afin de ménager les pauvres membres de ces infiniment petits; sa belle jeunesse dont elle fit une longue fête, soulageant son besoin de bonté, donnant à son coeur la continuelle joie de faire le bien, d'aider les misérables: pierrots et hannetons sauvés des mains de méchants garçons, chèvres consolées par une caresse de la perte de leurs chevreaux, bêtes domestiques nourries grassement d'os et de soupes cuites, pain émietté sur les toits, fétu de paille tendu aux insectes naufragés, bienfaits, douces paroles de toutes sortes. Je l'ai dit, elle eut de bonne heure l'âge de raison. Ce qui d'abord avait été chez elle instinct du coeur, devint bientôt jugement et règle de conduite. Ce ne fut plus seulement sa bonté naturelle qui lui fit aimer les bêtes; ce bon sens dont nous nous servons pour dominer, eut en elle ce rare résultat, de lui donner plus d'amour, en l'aidant à comprendre combien les créatures ont besoin d'être aimées. Quand elle allait par les sentiers, avec les fillettes de son âge, elle prêchait parfois sa mission, et c'était un charmant spectacle que ce docteur aux lèvres roses, d'une naïveté grave, expliquant à ses disciples la nouvelle religion, celle qui apprend à tendre la main, dans la création, aux êtres les plus déshérités. Elle disait souvent qu'elle avait eu jadis de grandes pitiés, en songeant aux bêtes privées de la parole, ne pouvant ainsi nous témoigner leurs besoins; elle craignait, dans ses premières années, de passer à leur côté, quand elles avaient faim ou soif, et de s'éloigner sans les soulager, leur laissant ainsi la haineuse pensée du mauvais coeur d'une petite fille se refusant à la charité. De là, disait-elle, vient toute la mésintelligence entre les fils de Dieu, depuis l'homme jusqu'au ver; ils n'entendent point leurs langages, ils se dédaignent, faute de se comprendre assez pour se secourir en frères.

Bien des fois, en face d'un grand boeuf qui arrêtait, des heures entières, ses yeux mornes sur elle, elle avait cherché avec angoisse ce que pouvait désirer la pauvre créature qui la regardait si tristement. Mais maintenant, pour sa part, elle ne craignait plus d'être jugée méchante. La langue de chaque bête lui était connue; elle devait cette science à l'amitié de ses chers malheureux qui la lui avaient enseignée dans une longue fréquentation. Et quand on lui demandait la façon d'apprendre ces milliers de langages, pour mettre fin à un malentendu qui rend la création mauvaise, elle répondait avec un doux sourire: "Aimez les bêtes, vous les comprendrez."

Ce n'étaient pas d'ailleurs des raisonnements bien profonds que les siens; elle jugeait avec le coeur, ne s'embarrassant pas d'idées philosophiques qu'elle ignorait. Sa façon de voir avait ceci d'étrange, en notre siècle d'orgueil, qu'elle ne considérait pas l'homme seul dans l'oeuvre de Dieu.

Elle aimait la vie sous toutes les formes; elle voyait les êtres, du plus humble jusqu'au plus grand, gémir sous une même loi de souffrance; dans cette fraternité des larmes, elle ne pouvait distinguer ceux qui ont une âme de ceux auxquels nous n'en accordons pas. La pierre seule la laissait insensible; et encore, par les rudes gelées de janvier, elle songeait à ces pauvres cailloux qui devaient avoir si froid sur les grands chemins. Elle s'était attachée aux bêtes, comme nous nous attachons aux aveugles et aux muets, parce qu'ils ne voient ni n'entendent. Elle allait chercher les plus misérables des créatures, par besoin d'aimer beaucoup.