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Certes, elle n'avait pas la sotte idée de croire un homme caché sous la peau d'un âne ou d'un loup; ce sont là d'absurdes inventions pouvant venir à un philosophe, mais peu faites pour la tête blonde d'une petite fille. Voilà encore un parfait égoïste, le sage qui a déclaré aimer les bêtes parce que les bêtes sont des hommes déguisés! Pour elle, Dieu merci! elle croyait les bêtes des bêtes complètes. Elle les aimait naïvement, songeant qu'elles vivent, qu'elles sentent la joie et la douleur comme nous. Elle les traitait en soeurs, tout en comprenant la différence qui existe entre leur être et le nôtre, mais en se disant aussi que Dieu, leur ayant donné la vie, les a faites pour être consolées.

Lorsque l'aimable Primevère monta sur le trône, voyant qu'elle ne pouvait faire oeuvre de charité en travaillant au bonheur de son peuple, elle prit la résolution de travailler à celui des bêtes de son royaume. Puisque les hommes se déclaraient parfaitement heureux, elle se consacrait à la félicité des insectes et des lions. Ainsi elle apaisait son besoin d'aimer.

Il faut le dire, si la concorde régnait dans les villes, il n'en était pas de même dans les bois. De tous temps, Primevère avait éprouvé de douloureux étonnements à voir la guerre éternelle que se livrent entre elles les créatures. Elle ne pouvait s'expliquer l'araignée buvant le sang de la mouche, l'oiseau se nourrissant de l'araignée. Un de ses plus pesants cauchemars consistait à voir, par les mauvaises nuits d'hiver, une sorte de ronde effrayante, un cercle immense emplissant les cieux; ce cercle était formé de tous les êtres placés à la file, se dévorant les uns les autres; il tournait sans cesse, emporté dans la furie du terrible festin. L'épouvante mettait au front de l'enfant une sueur froide, lorsqu'elle comprenait que ce festin ne pouvait finir, que les êtres tourneraient ainsi éternellement, au milieu de cris d'agonie.

Mais c'était là un rêve pour elle; la chère fillette n'avait pas conscience de la loi fatale de la vie, qui ne peut être sans la mort. Elle croyait au pouvoir souverain de ses larmes.

Voici le beau projet qu'elle forma, dans son innocence et sa bonté, pour le plus grand bonheur des bêtes de son royaume.

A peine maîtresse du pouvoir, elle fit publier à son de trompe, aux carrefours de chaque forêt, dans les basses-cours et sur les places des grandes villes, que toute bête se sentant lasse du métier de vagabond trouverait un asile sûr à la cour de l'aimable Primevère. En outre, disait la proclamation, les pensionnaires, instruits dans l'art difficile d'être heureux, selon les lois du coeur et de la raison, jouiraient d'une nourriture abondante, exempte de larmes. Comme l'hiver appréciait, les repas devenant rares, des loups maigres, des insectes frileux, tous les animaux domestiques de la contrée, les chats et les chiens errants, enfin cinq à six douzaines de bêtes fauves curieuses se rendirent à l'appel de la jeune reine.

Elle les logea commodément dans un grand hangar, leur donnant mille douceurs les plus nouvelles pour eux. Son système d'éducation était simple comme son âme; il consistait à beaucoup aimer ses élèves, leur prêchant d'exemple un amour mutuel. Elle fit construire pour chacun d'eux une cellule semblable, sans se soucier de leurs différences de nature, les pourvut de bonnes couches de paille et de bruyère, d'auges propres et à hauteur convenable, de couvertures en hiver, de branches de feuillage en été. Le plus possible, elle voulait les amener à oublier leur vie vagabonde, aux joies cuisantes; aussi avait-elle, bien à regret, fait entourer le hangar de fortes grilles, pour aider à la conversion, en mettant une barrière entre l'esprit de révolte des bêtes du dehors et les excellentes dispositions de ses disciples. Matin et soir, elle les visitait, les réunissait dans une salle commune, où elle les caressait, chacune selon le mérite. Elle ne leur tenait pas elle-même de longs discours, mais les excitait à des discussions amicales, sur des cas délicats de fraternité et d'abnégation, encourageant les orateurs bien pensants, réprimandant avec bonté ceux qui élevaient un peu trop la voix. Son but était de les confondre peu à peu en un même peuple; elle espérait faire perdre à chaque espèce sa langue et ses habitudes, les conduire toutes insensiblement à une unité universelle, en brouillant pour elles, par un continuel contact, leurs diverses façons de voir et d'entendre. Ainsi elle posait les faibles sous les pattes des forts, elle amenait à converser entre eux la cigale, au cri aigre, et le taureau, ronflant à pleins naseaux; elle logeait à côté des lévriers les lièvres, et les renards, au beau milieu des poules. Mais la mesure qu'elle pensa la plus habile fut de servir dans les écuelles de tous une même nourriture. Cette nourriture ne pouvant être ni chair ni poisson, l'ordinaire se composa pour chacun d'une écuelle de lait par jour, plus ou moins profonde, selon l'appétit du pensionnaire.

Tout se trouvant réglé de la sorte, l'aimable Primevère attendit les résultats. Ils ne pouvaient manquer d'être bons, pensait-elle, puisque les moyens employés étaient excellents en eux-mêmes. Les hommes de son royaume se déclaraient de plus en plus heureux, se fâchant dès qu'un philanthrope cherchait à leur démontrer leur misère. Les bêtes, au contraire, avouaient leur malheur et travaillaient à se donner une félicité parfaite. L'aimable Primevère, à cette époque, se trouvait être sans aucun doute la meilleure, la plus satisfaite des reines.

Médéric n'en savait pas plus long sur le Royaume des Heureux. Son ami le bouvreuil lui avait fait entendre qu'il s'était envolé, un beau matin, du hangar hospitalier, sans lui confier la raison de cette fuite inexplicable. Franchement, ce bouvreuil devait être un méchant garnement, n'aimant pas le lait, préférant le soleil et les ronces.

IX. OU MÉDÉRIC VULGARISE LA GÉOGRAPHIE, L'ASTRONOMIE, L'HISTOIRE, LA THÉOLOGIE, LA PHILOSOPHIE, LES SCIENCES EXACTES, LES SCIENCES NATURELLES ET AUTRES MENUES SCIENCES.

Cependant, le géant et le nain s'en allaient par les champs, baguenaudant au soleil, désireux d'arriver et s'oubliant à chaque coude des sentiers. Médéric s'était de nouveau logé dans l'oreille de Sidoine; le logis lui convenait de tous points; il y découvrait sans cesse de nouvelles commodités.

Les deux frères marchaient au hasard. Médéric se laissait conduire au gré des jambes de Sidoine, insoucieux de la route; et, comme ces jambes mesuraient sans peine dans un de leurs pas vingt degrés d'un méridien terrestre, il s'ensuivit qu'au bout de la première matinée les voyageurs avaient déjà fait le tour du monde un nombre incalculable de fois. Vers midi, Médéric, las de se taire, ne put laisser de nouveau passer les mers et les continents sans donner une leçon de géographie à son compagnon.

-Hé! mon mignon, dit-il, il y a, en ce moment, des millions de pauvres enfants, enfermés dans des salles froides, qui se tuent les yeux et l'esprit à épeler le monde sur de sales bouts de papier, peints de bleu, de vert, de rouge, couverts de lignes, de noms bizarres, tout comme un grimoire cabalistique. L'homme est à plaindre de ne voir les grands spectacles que rapetissés à sa mesure. Jadis, j'ai par hasard regardé un de ces livres renfermant les contrées connues en vingt ou trente feuilles; c'est une collection peu récréative, bonne tout au plus à meubler la mémoire des enfants. Que ne peut-on leur ouvrir le livre sublime qui s'étend devant nous, le leur faire lire d'un regard, dans son immensité! Mais les marmots, fils de nos mères, n'ont pas la taille pour embrasser la page entière. Les anges seuls peuvent faire de la vraie science, si quelque vieux saint d'esprit morose donne là-haut des leçons de géographie. Or, puisqu'il plaît à Dieu de mettre sous nos yeux cette belle carte naturelle, je désire profiter de cette rare faveur pour attirer ton attention sur les diverses façons d'être de la terre.