-Mon frère Médéric, interrompit Sidoine, je suis un ignorant et je crains fort de ne pas te comprendre. Si peu que parler te fatigue, il est plus profitable pour nous deux que tu gardes le silence.
-Comme toujours, mon mignon, tu dis une sottise. J'ai en ce moment un intérêt considérable à t'entretenir sur les connaissances humaines; car, sache-le, je ne me propose rien moins que de vulgariser ces connaissances. Avant tout, sais-tu ce que c'est que vulgariser?
-Non. Quitte à dire une nouvelle sottise, l'expression me parait barbare.
-Vulgariser une science, mon mignon, c'est la délayer, l'affadir autant que possible, pour la rendre d'une digestion facile aux cerveaux des enfants et des pauvres d'esprit. Voilà ce qui arrive: les savants dédaignent ces vérités cachées sous de lourdes draperies, et leur préfèrent les vérités nues; les enfants, jugeant avec raison les études sérieuses venir en leur temps, toujours assez tôt, continuent à jouer jusqu'à l'âge où ils peuvent monter le rude chemin du savoir sans se bander les yeux; les pauvres d'esprit, je parle de ceux qui n'ont pas la sagesse de se boucher les oreilles, écoutent tant bien que mal les plus belles vulgarisations, s'en bourrent immodérément le cerveau, ce qui les rend des sots complets. Ainsi, personne ne profite de cette idée éminemment philanthropique qui consiste à mettre la science à la portée de tout le monde, personne, si ce n'est le vulgarisateur. Il a fait un tour de force. Tu ne peux décemment m'empêcher de faire un tour de force, mon mignon, si j'ai la moindre vanité d'en vouloir faire un.
-Parle, mon frère Médéric, tes discours ne m'empêchent pas de marcher.
-Voilà de sages paroles. Mon mignon, je te prie de regarder un peu attentivement aux quatre points de l'horizon. De cette hauteur, nous ne distinguons pas les hommes nos frères, nous pouvons prendre aisément leurs villes pour des tas de pavés grisâtres, jetés au fond des plaines ou sur la pente des coteaux. La terre, ainsi considérée, offre un spectacle d'une grandeur singulière: ici des rochers par longues arêtes, là des flaques d'eau dans les trous; puis, de loin en loin, quelques forêts faisant des taches sombres sur la blancheur du sol. Cette vue a la beauté des horizons immenses; mais l'homme trouvera toujours plus de charme à contempler une chaumière adossée à une rampe de roches, ayant deux églantiers et un filet d'eau à sa porte.
Sidoine fit une grimace en entendant ce détail poétique. Médéric continua:
-A de longs intervalles, assure-t-on, d'effrayantes secousses brisent les continents, soulèvent les mers, changent les horizons. Un nouvel acte commence dans la grande tragédie de l'Éternité. En ce moment, je me figure regarder un de ces mondes antérieurs, alors que les géographes n'étaient pas. Bienheureuses montagnes, fleuves fortunés, calmes océans, vous vivez en paix vos milliers de siècles, sans noms devant Dieu, formes passagères d'une terre qui changera peut-être demain. Mon mignon et moi, nous vous voyons de bien haut, comme doit vous voir votre Créateur, et nous n'avons point souci de la profondeur des flots, de la hauteur des monts ni des diverses températures des contrées. Ouvre l'oreille, Sidoine, je vulgarise plus que jamais; je suis en plein dans la géographie physique du globe. Pour l'Éternel, il devra exister autant de différents mondes qu'il y aura eu de bouleversements. Tu dois comprendre cela. Mais l'homme, créature d'une époque, ne peut envisager la terre que sous une seule façon d'être. Depuis la naissance d'Adam, les paysages n'ont pas changé; ils sont tels que les eaux du dernier déluge les ont laissés à nos pères. Voilà ma besogne singulièrement simplifiée. Nous avons seulement à étudier des lignes immobiles, une certaine configuration nettement arrêtée. La mémoire du regard va suffire. Regarde, tu seras savant. La carte est belle, je pense, et tu as assez d'intelligence pour ouvrir les yeux.
-Je les ouvre, mon frère, je vois des océans, des montagnes, des rivières, des îles, et mille autres choses. Même, lorsque je ferme les paupières, je revois encore ces choses dans la nuit; c'est là sans doute ce que tu as appelé la mémoire du regard. Mais il serait bon, je crois, de me dire le nom de ces merveilles, de me parler un peu des habitants, après m'avoir décrit la maison.
-Eh! mon pauvre mignon, j'ai pu te faire en quatre mots un cours de géographie à l'usage des anges; s'il me fallait t'enseigner maintenant les sornettes débitées aux écoliers dont je te parlais tantôt, je n'aurais pas fini ton éducation dans dix ans d'ici. L'homme s'est plu à tout brouiller sur la terre; il a donné vingt noms différents à la même pointe de rocher; il a inventé des continents et en a nié plus encore; il a tant fondé de royaumes, en a tant anéanti, que chaque caillou, dans les champs, a sûrement servi de frontière à quelque nation morte. Cette rigueur des lignes, cette éternité des mêmes divisions, existent pour Dieu seul. En introduisant l'humanité sur ce vaste théâtre, il se produit un effrayant pêle-mêle. Il est si aisé, chaque cent ans, de prendre une feuille de papier et de dessiner une nouvelle terre, celle du moment! Si la terre du Créateur avait subi tous les changements de la terre de l'homme, nous aurions devant nous, au lieu de cette carte naturelle si nette au regard, le plus étrange mélange de couleurs et de lignes. Je ne puis m'amuser aux caprices de nos frères. Je te répète de regarder attentivement. Tu en sauras plus dans un regard que tous les géographes du monde; car tu auras vu de tes yeux les grandes arêtes de la croûte terrestre, que ces messieurs cherchent encore avec leurs niveaux et leurs compas. Voilà, si je ne me trompe, une leçon de géographie physique et politique un peu bien vulgarisée.
Comme le maître cessa de parler, l'élève, qui voyageait pour l'instant au milieu des glaces, enjamba le pôle, sans plus de façons, et posa le pied dans l'autre hémisphère. Il était midi d'un côté, minuit de l'autre. Nos compagnons, qui quittaient un blanc soleil d'avril, continuèrent leur voyage par le plus beau clair de lune qu'on puisse voir. Sidoine, naïf de son naturel, pensa tomber à la renverse du manque de logique que lui parurent avoir en ce moment la lune et le soleil. Il leva le nez, considérant les étoiles.
-Mon mignon, lui cria Médéric dans l'oreille, voici l'instant ou jamais de te vulgariser l'astronomie. L'astronomie est la géographie des astres. Elle enseigne que la terre est un grain de poussière jeté dans l'immensité. C'est une science saine entre toutes, quand elle est prise à dose raisonnable. D'ailleurs, je ne m'appesantirai pas sur cette branche des connaissances humaines; je te sais modeste, peu curieux de formules mathématiques. Mais, si tu avais le moindre orgueil, il me faudrait bien, pour le guérir de cette vilaine maladie, te faire entrevoir, chiffres en mains, les effrayantes vérités de l'espace. Un homme, si fou qu'il puisse être, quand il considère les étoiles par une nuit claire, ne saurait conserver une seconde la sotte pensée d'un Dieu créant l'univers, pour le plus grand agrément de l'humanité. Il y a là, au front du ciel, un démenti éternel à ces théories mensongères qui, considérant l'homme seul dans la création, disposent des volontés de Dieu à son égard, comme si Dieu avait à s'occuper uniquement de la terre. Les autres mondes, qu'en fait-on? Si l'oeuvre a un but, toute l'oeuvre ne sera-t-elle pas employée à atteindre ce but? Nous, les infiniment petits, apprenons l'astronomie pour savoir quelle place nous tenons dans l'infini. Regarde le ciel, mon mignon, regarde-le bien. Tout géant que tu es, tu as au-dessus de ta tête l'immensité avec ses mystères. Si jamais il te prenait la malencontreuse idée de philosopher sur ton principe et sur ta fin, celle immensité t'empêcherait de conclure.