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-Mon frère Médéric, ton explication me satisfait pleinement. Mais, dis-moi, n'est-elle pas un peu impie? Où serait la fraternité universelle des hommes? En outre, n'existe-t-il pas un saint livre, dicté par Dieu lui-même, qui parle d'un seul Adam? Je suis un simple d'esprit, il serait mal à toi de me mettre en tentation de mal penser.

-Mon mignon, tu es trop exigeant. Je ne puis avoir raison et ne pas donner tort aux autres. Sans doute, ma façon de voir en cette matière, qui m'est d'ailleurs personnelle, attaque une vieille croyance, très-respectable pour son grand âge. Mais quel mal cela peut-il faire à Dieu, d'étudier son oeuvre en toute liberté, puisqu'il nous a laissé cette liberté? Ce n'est pas le nier, que de discuter son ouvrage. Quand même je nierais le Créateur sous une certaine forme, ce serait pour te le présenter sous une autre. Eh! mon mignon, je vulgarise la théologie à cette heure! La théologie est la science de Dieu.

-Bon! interrompit Sidoine, je la sais, celle-là. Il suffit pour y être passé maître d'avoir l'esprit droit. Enfin je trouve une science simple, qui ne doit pas demander deux mois de raisonnement.

-Que dis-tu là, mon mignon! La théologie, une science simple! Pas deux mots de raisonnement! Certes, il est simple, pour les coeurs naïfs, de reconnaître un Dieu et de borner là leur science, ce qui leur permet d'être savants à peu de frais. Mais les esprits inquiets, une fois Dieu trouvé, en font leur Dieu. Chacun a le sien, qu'il a abaissé à son niveau, afin de le comprendre; chacun défend son idole, attaque l'idole d'autrui. De là un effroyable entassement de volumes, une éternelle matière à querelle: les façons d'être de Celui qui est, la meilleure méthode de l'adorer, ses manifestations sur la terre, le but final qu'il se propose. Le ciel me garde de vulgariser une telle science; je tiens trop à mon bon sens!

Médéric se tut, ayant l'âme attristée de ces mille vérités qu'il remuait à la pelle. Sidoine, ne l'entendant plus, hasarda une enjambée et arriva droit en Chine. Les habitants, leurs villes, leur civilisation, l'étonnèrent profondément. Il se décida à poser une question.

-Mon frère Médéric, demanda-t-il, voici un peuple qui me fait désirer de t'entendre vulgariser l'histoire. Certainement cet empire doit tenir une large place dans les annales des hommes?

-Mon mignon, répondit Médéric, puisque tu ne peux te lasser de t'instruire, je veux bien te faire en peu de mots un cours d'histoire universelle. Ma méthode est fort simple; je compte l'appliquer tout au long, un de ces jours. Elle repose sur le néant de l'homme. Lorsque l'historien interroge les siècles, il voit les sociétés, parties de la naïveté première, s'élever jusqu'à la plus haute civilisation, puis retomber de nouveau dans l'antique barbarie. Ainsi, les empires se succèdent, en s'écroulant tour à tour; chaque fois qu'un peuple se croit parvenu à la suprême science, cette science elle-même cause sa ruine, et le monde est ramené à son ignorance native. Au commencement des temps, l'Égypte bâtit ses pyramides, borde le Nil de ses cités; dans l'ombre de ses temples, elle résout les grands problèmes dont l'humanité cherche encore aujourd'hui les solutions; la première, elle a l'idée de l'unité de Dieu et de l'immortalité de l'âme; puis, elle meurt, au soir des fêtes de Cléopâtre, en emportant avec elle les secrets de dix-huit siècles. La Grèce sourit alors, parfumée et mélodieuse; son nom nous parvient mêlé à des cris de liberté et à des chants sublimes; elle peuple le ciel de ses rêves, elle divinise le marbre de son ciseau; bientôt lasse de gloire, lasse d'amour, elle s'efface, ne laissant que des ruines pour témoigner de sa grandeur passée. Enfin Rome s'élève, grandie des dépouilles du monde; la guerrière soumet les peuples, règne par le droit écrit, et perd la liberté en acquérant la puissance; elle hérite des richesses de L'Égypte, du courage et de la poésie de la Grèce; elle est toute volupté, toute splendeur; mais, lorsque la guerrière s'est changée en courtisane, un ouragan venu du nord passe sur la ville éternelle, en dissipe aux quatre vents les arts et la civilisation.

Si jamais discours fit bâiller Sidoine, ce fut celui que Médéric déclamait de la sorte.

-Et la Chine? demanda-t-il d'un ton modeste.

-La Chine! s'écria Médéric, le diable t'emporte! Voilà mon histoire universelle inachevée, j'ai perdu l'élan nécessaire pour une pareille tâche. Est-ce que la Chine existe? Tu crois la voir, et les apparences te donnent raison, je l'avoue; mais ouvre le premier traité d'histoire venu, tu ne trouveras pas dix pages sur cet empire prétendu si grand par ces mauvais plaisants de géographes. Une moitié du monde a toujours parfaitement ignoré l'histoire de l'autre moitié.

-Le monde n'est pourtant pas si grand, remarqua Sidoine.

-D'ailleurs, mon mignon, sans plus vulgariser, j'estime singulièrement la Chine, je la crains même un peu, comme tout ce qui est inconnu. Je crois voir en elle la grande nation de l'avenir. Demain, quand notre civilisation tombera, ainsi qu'ont tombé toutes les civilisations passées, l'extrême Orient héritera sans doute des sciences de l'Occident, et deviendra à son tour la contrée polie, savante par excellence. C'est là une déduction mathématique de ma méthode historique.

-Mathématique! dit Sidoine, qui venait de quitter la Chine à regret. C'est cela. Je veux apprendre les mathématiques.

-Les mathématiques, mon mignon, ont fait bien des ingrats. Je consens cependant à te faire goûter à ces sources de toutes vérités. La saveur en est âpre; il faut de longs jours pour que l'homme s'habitue à la divine volupté d'une éternelle certitude. Car sache-le, les sciences exactes donnent seules cette certitude vainement cherchée par la philosophie.

-La philosophie! Tu ne pouvais mieux parler, mon frère Médéric. La philosophie me paraît devoir être une étude très-agréable.

-Sûrement, mon mignon, elle a certains charmes. Les gens du peuple aiment à visiter les maisons d'aliénés, attirés par leur goût du bizarre, par le plaisir qu'ils prennent au spectacle des misères humaines. Je m'étonne de ne pas leur voir lire avec passion l'histoire de la philosophie; car les fous, pour être philosophes, n'en sont pas moins des fous très-récréatifs. La médecine...

-La médecine! que ne le disais-tu plus tôt? Je veux être médecin pour me guérir, lorsque j'aurai la fièvre.

-Soit. La médecine est une belle science; quand elle guérira, elle deviendra une science utile. Jusque-là, il est permis de l'étudier en artiste, sans l'exercer, ce qui est plus humain. Elle a quelque parenté avec le droit, qu'on étudie par simple curiosité d'amateur, pour ne plus s'en préoccuper ensuite.

-Alors, mon frère Médéric, je ne vois aucun inconvénient à commencer par l'étude du droit.

-Quelques mots d'abord sur la rhétorique, mon mignon.

-Oui, la rhétorique me convient assez.

-En grec...

-Le grec, je ne demande pas mieux.

-En latin...

-Le latin d'abord, le grec ensuite, comme tu voudras, mon frère Médéric. Mais ne serait-il pas bon de connaître auparavant l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol et les autres langues modernes?