-Oh! la la! mon mignon! cria Médéric essoufflé, vulgarisons avec mesure, je te prie. J'ai la langue sèche. Je reconnais humblement ne pouvoir dire qu'un nombre limité de mots par minute. Chaque science, s'il plaît à Dieu, viendra à son heure. Par grâce, un peu de méthode. Ma première leçon n'est pas précisément remarquable par la clarté de l'exposition ni l'enchaînement logique des sujets. Causons toujours, si cela te plaît, mais causons à l'avenir avec l'ordre et le calme qui distinguent la conversation des honnêtes gens.
-Mon frère Médéric, tes sages paroles me donnent à réfléchir. J'aime peu à parler, encore moins à écouter, parce que, dans le second cas, il me faut penser pour comprendre, besogne inutile dans le premier. Certes, il me plairait d'approfondir toutes les connaissances humaines; mais, vraiment, je préfère les ignorer ma vie entière, si tu ne peux me les communiquer toutes ensemble en trois mots.
-Eh! mon mignon, que ne me confiais-tu ton horreur des détails? Je t'aurais, dès le début et sans ouvrir la bouche, donné la pure essence des mille et une vérité de ce monde, cela dans un simple geste. N'écoute plus, regarde. Voici la suprême science.
Ce disant, Médéric grimpa sur le nez de Sidoine, ce nez qu'il avait si heureusement comparé au clocher de son village. Il s'assit à califourchon sur l'extrémité, les jambes dans l'abîme; puis, il se renversa un peu en arrière, regardant son mignon d'une façon sournoise et railleuse. Il leva ensuite la main droite grande ouverte, appuya délicatement le pouce au bout de son propre nez; et, se tournant aux quatre points de l'horizon, il salua la terre en agitant les doigts de l'air le plus galant qu'on puisse voir.
-Oh! alors, dit Sidoine, les ignorants ne sont pas ceux qu'on pense. Grand merci de la vulgarisation.
X. DE DIVERSES RENCONTRES, ÉTRANGES ET IMPRÉVUES, QUE FIRENT SIDOINE ET MÉDÉRIC
Le soir venu, Sidoine s'arrêta court. Je dis le soir, et je m'exprime mal. Les moments que nous nommons soir et matin n'existaient pas pour des gens suivant le soleil dans sa course, faisant le jour et la nuit à leur volonté. En toute vérité, nos voyageurs couraient le monde depuis environ douze heures.
-Les poings me démangent, dit Sidoine.
-Gratte-les, mon mignon, répondit Médéric. Je ne puis t'offrir d'autre soulagement. Mais, dis-moi, l'éducation n'a-t-elle pas un peu adouci ton naturel batailleur?
-Non, frère. A vrai dire, mon métier de roi m'a dégoûté des taloches. Les hommes sont vraiment trop faciles à tuer.
-Voilà, mon mignon, de l'humanité bien entendue. Hé! marche donc! Tu le sais, nous cherchons la Royaume des Heureux.
-Si je le sais! Cherchons-nous réellement le Royaume des Heureux?
-Comment! mais nous ne faisons autre chose. Jamais homme n'est allé aussi droit au but. Ce Royaume des Heureux doit être singulièrement situé, je l'avoue, pour toujours échapper à nos regards. Il serait peut-être bon de demander notre chemin.
-Oui, frère, occupons-nous des sentiers, si nous voulons qu'ils nous conduisent quelque part.
En ce moment, Sidoine et Médéric se trouvaient sur une grande route, non loin d'une ville. Des deux côtés s'étendaient de vastes parcs, enclos de murs peu élevés, au-dessus desquels passaient des branches d'arbres fruitiers, chargées de pommes, de poires, de pêches, appétissantes à voir, et qui auraient suffi au dessert d'une armée.
Comme ils avançaient, ils avisèrent, assis contre un de ces murs, un bonhomme d'aspect misérable. A leur approche, la pauvre créature se leva, traînant les pieds, grelottant de faim.
-La charité, mes bons messieurs! demanda-t-il.
-La charité! lui cria Médéric; mon ami, je ne sais où elle est. Seriez-vous égaré comme nous?
Vous nous obligeriez, si vous pouviez nous indiquer le Royaume des Heureux.
-La charité, mes bons messieurs! répéta le mendiant. Je n'ai pas mangé depuis trois jours.
-Pas mangé depuis trois jours! dit Sidoine émerveillé. Je ne pourrais en faire autant.
-Pas mangé depuis trois jours! reprit Médéric. Eh! mon ami, pourquoi tenter une pareille expérience? il est universellement reconnu qu'il faut manger pour vivre.
Le bonhomme s'était de nouveau assis au pied du mur. Il se frottait les mains l'une contre l'autre, fermant les yeux de faiblesse.
-J'ai bien faim, dit-il à voix basse.
-Vous n'aimez donc ni les pèches, ni les poires, ni les pommes? demanda Médéric.
-J'aime tout, mais je n'ai rien.
-Eh! mon ami, êtes-vous aveugle? Allongez la main. Il y a là, sur votre nez, une pêche magnifique qui vous donnera à boire et à manger, le tout ensemble.
-Cette pêche n'est pas à moi, répondit le pauvre.
Les deux compagnons se regardèrent, stupéfaits de dette réponse, ne sachant s'ils devaient rire ou se fâcher.
-Écoutez, bonhomme, reprit Médéric, nous n'aimons pas qu'on se moque de nous. Si vous avez fait gageure de vous laisser mourir de faim, gagnez tout à votre aise votre pari. Si, au contraire, vous désirez vivre le plus longtemps possible; mangez et digérez au soleil.
-Monsieur, répondit le mendiant, je le vois, vous n'êtes pas de ce pays. Vous sauriez qu'on y meurt parfaitement de faim, sans en faire la gageure. Ici, les uns mangent, les autres ne mangent pas. On se trouve dans l'une ou l'autre classe, selon le hasard de la naissance. D'ailleurs, c'est là un état de choses accepté; il faut que vous veniez de loin pour vous en étonner.
-Voilà de singulières histoires. Et combien êtes-vous qui ne mangez
pas?
-Mais plusieurs centaines de mille.
-Ah! mon frère Médéric, interrompit Sidoine, la rencontre me paraît des plus étranges et des plus imprévues. Je n'aurais jamais cru qu'on pût trouver sur la terre des gens qui eussent le singulier don de vivre sans manger. Tu ne m'as donc pas tout vulgarisé?
-Mon mignon, j'ignorais cette particularité. Je la recommande aux naturalistes, comme un nouveau caractère bien tranché séparant l'espèce humaine des autres espèces animales. Je comprends maintenant que, dans ce pays, les pêches ne soient pas à tout le monde. Les petitesses de l'homme ont leurs grandeurs. Du moment où tous n'ont pas une commune richesse, il naît de cette injustice une belle et suprême justice, celle de conserver à chacun son bien.
Le mendiant avait repris son sourire doux et navrant. Il s'affaissait sur lui-même, comme ne pensant plus, comme s'abandonnant au bon plaisir du ciel. Il balbutia de nouveau, de sa voix traînante:
-La charité, mes bons messieurs!
-La charité, bonhomme, dit Médéric, je sais où elle est. Cette pêche n'est pas à toi, et tu n'oses la prendre, obéissant en cela aux lois de ton pays, te conformant à cette idée du respect de la propriété que tu as sucée avec le lait de ta mère. Ce sont là de bonnes croyances qui doivent être fortement enseignées chez les hommes, s'ils veulent que le tremblant échafaudage de leur société ne croule pas aux premières attaques de l'esprit d'examen. Moi, qui ne suis pas de cette société, qui refuse toute fraternité avec mes frères, je puis enfreindre leurs lois, sans porter le moindre tort à leur législation ni à leurs croyances morales. Prends donc ce fruit, mange-le, pauvre misérable. Si je me damne, je le fais de gaieté de coeur.