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Médéric, en parlant ainsi, cueillait la pêche et l'offrait au mendiant. Celui-ci s'empara du fruit, qu'il considéra avidement. Puis, au lieu de le porter à la bouche, il le rejeta dans le parc, par-dessus le mur. Médéric le regarda faire sans s'étonner.

-Mon mignon, dit-il à Sidoine, je te prie de regarder cet homme. Il est le type le plus pur de l'humanité. Il souffre, il obéit; il est fier de souffrir et d'obéir. Je le crois un grand sage.

Sidoine fit quelques enjambées, le coeur triste d'abandonner ainsi un pauvre diable mourant de faim. D'ailleurs, il ne cherchait pas à s'expliquer la conduite du misérable; il fallait être un peu plus homme qu'il ne l'était pour résoudre un pareil problème. Au départ, il avait ramassé la pêche; il regardait maintenant devant lui, cherchant du regard quelque pauvre moins scrupuleux à qui la donner.

Comme il approchait de la ville, il vit sortir d'une des portes un cortège de riches seigneurs, accompagnant une litière où se trouvait couché un vieillard. A dix pas, il reconnut que le vieillard n'avait guère plus de quarante ans; l'âge ne pouvait avoir flétri ses traits ni blanchi ses cheveux. Assurément, le malheureux mourait de faim, à voir sa face pâle et la faiblesse qui alanguissait ses membres.

-Mon frère Médéric, dit Sidoine, offre donc ma pêche à cet indigent. Je ne puis comprendre comment il manque de tout, couché dans le velours et la soie. Mais il a si mauvaise mine que ce ne peut être qu'un pauvre.

Médéric pensait comme son mignon.

-Monsieur, dit-il poliment à l'homme de la litière, vous n'avez sans doute pas mangé ce matin. La vie a ses hasards.

L'homme ouvrit les yeux à demi.

-Depuis dix ans je ne mange plus, répondit-il.

-Que disais-je! s'écria Sidoine. L'infortuné!

-Hélas! reprit Médéric, ce doit être une double souffrance, de manquer de pain au milieu de ce luxe qui vous entoure. Tenez, mon ami, prenez cette pêche, apaisez votre faim.

L'homme n'ouvrit pas même les yeux. Il haussa les épaules.

-Une pêche, dit-il, voyez si mes porteurs ont soif. Ce matin, mes servantes, de belles filles aux bras nus, se sont agenouillées devant moi, m'offrant leurs corbeilles, pleines de fruits qu'elles venaient de cueillir dans mes vergers. L'odeur de toute cette nourriture m'a fait mal.

-Vous n'êtes donc pas un mendiant? interrompit Sidoine désappointé.

-Les mendiants mangent quelquefois. Je vous ai dit que je ne mangeais jamais.

-Et le nom de cette laide maladie?

Médéric, ayant compris quelle était la misère de cet indigent paré de bijoux et de dentelle, se chargea de répondre à Sidoine.

-Cette maladie est celle des pauvres millionnaires, dit-il. Elle n'a pas de nom savant, parce que les drogues n'ont aucun effet sur elle; elle se guérit par une forte dose d'indigence. Mon mignon, si ce seigneur ne mange plus, c'est qu'il a trop à manger.

-Bon! s'écria Sidoine, voici un monde bien étrange! Que l'on ne mange pas, quand on manque de pêches, je le comprends jusqu'à un certain point; mais que l'on ne mange pas davantage, quand on possède des forêts d'arbres à fruits, je me refuse à accepter cela comme logique. Dans quel absurde pays sommes-nous donc?

L'homme à la litière se souleva à demi, soulagé dans son ennui par la naïveté de Sidoine.

-Monsieur, répondit-il, vous êtes en plein pays de civilisation. Les faisans coûtent fort cher; mes chiens n'en veulent plus. Dieu vous garde des festins de ce monde. Je me rends chez une brave femme de ma connaissance, pour essayer de manger une tranche de bon pain noir. Votre gaillarde mine m'a mis en appétit.

L'homme se recoucha, et le cortège se remit lentement en marche. Sidoine, en le suivant des yeux, haussa les épaules, hocha la tête, fit claquer les doigts, donnant ainsi des signes fort clairs de dédain et d'étonnement. Puis il enjamba la ville, tenant toujours à la main la pêche dont il avait tant de peine à faire l'aumône. Médéric songeait.

Au bout d'une dizaine de pas, Sidoine sentit une légère résistance à la jambe gauche. Il crut que sa culotte venait de rencontrer quelque ronce. Mais s'étant baissé, il demeura fort surpris: c'était un homme, d'air avide et cruel, qui gênait ainsi sa marche. Cet homme demandait tout simplement la bourse aux voyageurs.

Sidoine ne voyait plus que mendiants affamés sur les routes; sa charité de fraîche date avait hâte de s'exercer. Il n'entendit pas bien la demande de l'homme, il le prit par la peau du cou, l'élevant à la hauteur de son visage, pour converser plus librement.

-Hé! pauvre hère, lui dit-il, n'as-tu pas faim? Je le donne volontiers cette pêche, si elle peut te soulager dans tes souffrances.

-Je n'ai pas faim, répondit le brigand mal à l'aise. Je sors d'une excellente taverne où j'ai bu et mangé pour trois jours.

-Alors que me veux-tu?

-Je ferais un joli métier, si je ne détroussais les passants que pour leur prendre des pêches. Je veux ta bourse.

-Ma bourse! et pourquoi faire, puisque tu n'auras pas faim de trois jours?

-Pour être riche.

Sidoine, stupéfait, prit Médéric dans son autre main. Il le regarda gravement.

-Mon frère, dit-il, les gens de ce pays s'entendent pour se moquer de nous. Dieu ne peut avoir créé des créatures aussi peu sensées. Voici maintenant un imbécile n'ayant pas faim et arrêtant les passants pour leur demander leur bourse, un fou qui a un bon appétit et qui cherche à le perdre en devenant riche.

-Tu as raison, répondit Médéric, tout ceci est parfaitement ridicule. Seulement tu ne me parais pas avoir bien compris quelle sorte de mendiant tu tiens là entre tes doigts. Les voleurs font métier d'accepter uniquement les aumônes qu'ils prennent.

-Écoute, dit alors Sidoine au brigand: d'abord tu n'auras pas ma bourse, et cela pour une excellente raison. Ensuite je crois juste de t'infliger une légère correction. Tout bien examiné, ce qui est doit être; je ne puis te laisser manger en paix, lorsque je viens de quitter un pauvre diable mourant de faim. Mon frère Médéric me lira un jour le code, pour que je revienne te pendre dans les formes. Aujourd'hui, je me contenterai de laver ta laide mine dans la mare qui est là, à mes pieds. Bois pour trois jours, mon ami.

Sidoine ouvrit les doigts, et le voleur tomba dans la mare. Un honnête homme se serait noyé; le coquin se sauva à la nage.

Les voyageurs, sans regarder derrière eux, continuèrent à marcher, Sidoine tenant toujours sa pêche, Médéric songeant aux trois dernières rencontres.

-Mon mignon, dit soudain ce dernier, tu alignes assez proprement les phrases, maintenant. Jamais tu n'as si bien parlé.

-Oh! répondit Sidoine, c'est une simple habitude à prendre. Je ne me bats plus, je parle.

-Tais-toi, je te prie, j'ai à te faire part de graves réflexions. Je reconstruis en pensée la triste société qui a pu nous offrir au regard, en moins d'une heure, un honnête homme mourant de faim, un gueux le ventre plein pour trois jours, un puissant frappé d'impuissance. Il y a là un grand enseignement.

-Plus d'enseignement, par pitié, mon frère! Je veux croire simplement que nous avons rencontré aujourd'hui des hommes de race particulière, qui n'ont encore été décrits par aucun voyageur.