-Je t'entends, mon mignon. J'ai lu de bien curieux détails dans de vieux livres. Il est des pays dont les habitants n'ont qu'un oeil au milieu du front, d'autres où leurs corps sont mi-partis homme et cheval, d'autres encore où leurs têtes et leurs poitrines, ne font qu'un. Sans doute nous traversons, en ce moment, une contrée dont les habitants ont l'âme dans les talons, ce qui les empêche de juger sainement les choses et leur donne une remarquable absurdité d'actes et de paroles. Ce sont des monstres. L'homme, fait à l'image de son Dieu, est une créature bien autrement supérieure.-
-C'est cela, mon frère Médéric, nous sommes dans un pays de monstres. Hé! regarde. Vois-tu venir à nous ce quatrième mendiant que j'attendais? Est-il assez déguenillé, assez maigre, assez affamé, assez effarouché? Certes, celui-là marche sur son âme, comme tu le disais tantôt.
L'homme qui s'avançait suivait le bord du fossé, faisant avec amour des miracles d'équilibre. Il venait, les mains derrière le dos, le nez au vent; son pauvre corps flottait dans ses minces vêtements, sa face exprimait je ne sais quel singulier mélange de béatitude et de souffrance. Il paraissait rêver, le ventre vide, d'un large et plantureux festin.
-Je ne comprends plus rien à la terre, reprit Sidoine, si ce vagabond n'accepte pas ma pêche. Il meurt de faim, et ne me paraît ni un coquin ni un honnête homme. Le tout est de la lui offrir poliment. Mon frère Médéric, charge-toi de cette délicate expédition.
Médéric descendit à terre. Comme il était sur le bout du soulier de Sidoine, l'homme vint à l'apercevoir.
-Oh! dit-il, le joli petit insecte! Mon bel ami, buvez-vous la rosée, vous nourrissez-vous de fleurs?
-Monsieur, répondit Médéric, l'eau pure m'indispose, et je ne puis, sans maux de tête, endurer les parfums.
-Eh! l'insecte parle! L'excellente rencontre! Vous me sauvez d'une grande disette, mon aimable scarabée.
-Ainsi, vous avouez que vous avez faim?
-Faim! ai-je dit cela? Certes, j'ai toujours faim.
-Et vous mangerez volontiers une pêche?
-La pêche est un fruit que j'estime pour le velouté de sa peau. Merci, je ne puis manger. J'ai bien autre chose en tête. Enfin je viens de trouver ce que je cherchais depuis une heure.
-Ça, dit Sidoine impatienté, que cherchiez-vous donc, monsieur l'affamé, si ce n'est un morceau de pain?
-Bon! s'écria le pauvre diable, seconde trouvaille! Un géant en chair et en os. Monsieur le géant, je cherchais une idée.
À cette réponse, Sidoine s'assit sur le bord de la route, prévoyant de longues explications.
-Une idée! reprit-il, quel est ce mets?
-Monsieur le géant, continua l'homme sans répondre, je suis poète de naissance. Vous ne l'ignorez pas, la misère est mère du génie. J'ai donc jeté ma bourse à la rivière. Depuis cet heureux jour, je laisse aux sots le triste soin de chercher leur repas. Moi, qui n'ai plus à m'occuper de ce détail, je cherche des idées le long des routes. Je mange le moins possible pour avoir le plus possible de génie. Ne perdez pas votre pitié à me plaindre; je n'ai vraiment faim que lorsque je ne trouve pas mes chères idées. Les beaux festins parfois! Tantôt, en voyant votre petit ami d'une tournure si galante, il m'est venu à la pensée deux ou trois strophes exquises: un mètre harmonieux, des rimes riches, un trait final du meilleur esprit. Jugez si je me suis rassasié. Puis, quand je vous ai aperçu, franchement, j'ai craint les suites d'un pareil régal. Je tenais une antithèse, une belle et bonne antithèse, le plus fin morceau qui puisse être servi à un poète. Vous le voyez, je ne saurais accepter votre pêche.
-Bon Dieu! s'écria Sidoine après un moment de silence, le pays est décidément plus absurde que je ne croyais. Voilà un fou d'une étrange sorte.
-Mon mignon, répondit Médéric, celui-ci est un fou, mais un fou innocent, un mendiant d'âme généreuse, donnant aux hommes plus qu'il ne reçoit. Je me sens aimer comme lui les grandes routes et la jolie chasse aux idées. Pleurons ou rions, si tu veux, à le voir grand et ridicule; mais, je t'en prie, ne le rangeons pas parmi les trois monstres de tantôt.
-Range-le comme tu voudras, mon frère, reprit Sidoine de méchante humeur. La pêche me reste, et ces quatre imbéciles ont tellement troublé mes idées sur les biens de la terre, que je n'ose y porter la dent.
Cependant, le poète s'était assis au bord de la route, écrivant du doigt sur la poussière. Un bon sourire éclairait sa figure maigre, donnant à ses pauvres traits fatigués une expression enfantine. Dans son rêve, il entendit les dernières paroles de Sidoine. Et, comme s'éveillant:
-Monsieur, dit-il, êtes-vous véritablement embarrassé de cette pêche? Donnez-la-moi. Je sais, près d'ici, un buisson aimé des moineaux d'alentour. J'irai y déposer votre offrande, et je vous assure qu'elle ne sera pas refusée. Demain, je reprendrai le noyau, je le planterai dans quelque coin, pour les moineaux des printemps à venir. Il prit la pêche, il se remit à écrire.
-Mon mignon, dit Médéric, voilà notre aumône donnée. Pour te tranquilliser l'esprit, je veux bien te faire remarquer que nous rendons aux moineaux ce qui appartenait aux moineaux. Quant à nous, puisque l'homme ne jouit pas d'une nourriture providentielle, nous tâcherons de ne plus manger ce que le ciel nous enverra. Notre passage en ce pays a fait naître dans nos esprits de nouvelles et tristes questions. Nous les étudierons prochainement. Pour l'instant, contentons-nous de chercher le Royaume des Heureux.
Le poète écrivait toujours, couché dans la poussière, la tête nue au soleil.
-Hé! monsieur, lui cria Médéric, pourriez-vous nous indiquer le Royaume des Heureux?
-Le Royaume des Heureux? répondit le fou en levant la tête, vous ne sauriez mieux vous adresser. Je me rends souvent dans cette contrée.
-Eh quoi! serait-elle près d'ici? Nous venons de battre le monde, sans pouvoir la trouver.
-Le Royaume des Heureux, monsieur, est partout et nulle part. Ceux qui suivent les sentiers, les yeux grands ouverts, ceux qui le cherchent, comme un royaume de la terre, étalant au soleil ses villes et ses campagnes, passeront à son côté toute leur vie, sans jamais le découvrir. Si vaste qu'il soit, il tient bien peu de place en ce monde.
-Et le chemin, je vous prie?
-Oh! le chemin est simple et direct. Quel que soit le pays où vous vous trouviez, au nord ou au midi, la distance reste la même, et vous pouvez d'une enjambée passer la frontière.
-Bon! interrompit Sidoine, voici qui me regarde. Dans quel sens dois-je faire cette enjambée?
-Dans n'importe quel sens, vous dis-je. Voyons, laissez-moi vous introduire. Avant tout, fermez les yeux. Bien. Maintenant, levez la jambe.
Sidoine, les yeux fermés, la jambe en l'air, attendit une seconde.
-Posez le pied, commanda de nouveau le poëte. La, vous y êtes, messieurs.
Il n'avait pas bougé de son lit de poussière, il acheva tranquillement une strophe.
Sidoine et Médéric se trouvaient déjà au beau milieu du Royaume des Heureux.
XI. UNE ÉCOLE MODÈLE.
-Sommes-nous au port, mon frère? demanda Sidoine. Je suis las, j'ai grand besoin d'un trône pour m'asseoir.