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-Marchons toujours, mon mignon, répondit Médéric. Il nous faut connaître notre royaume. Le pays me paraît paisible. Nous y dormirons, je crois, nos grasses matinées. Ce soir, nous nous reposerons.

Les deux voyageurs traversaient les villes et les campagnes, regardant autour d'eux. La terre les ayant attristés, ils trouvaient un délassement dans les purs horizons, dans les foules silencieuses de ce coin perdu de l'univers. Je l'ai dit, le Royaume des Heureux n'était pas un paradis aux ruisseaux de lait et de miel, mais une contrée de clarté douce, de sainte tranquillité.

Médéric comprit l'admirable équilibre de ce royaume. Un rayon de moins, et la nuit eût été faite; un rayon de plus, et la lumière aurait blessé les yeux. Il se dit que là devait être la sagesse, où l'homme consentait à se mesurer le bien comme le mal, à accepter sa condition sous le ciel, sans se révolter par ses dévouements ou par ses crimes.

Comme ils avançaient, lui et son compagnon, ils trouvèrent, au milieu d'un champ, un hangar fermé de grilles. Médéric reconnut l'école modèle fondée par l'aimable Primevère, pour ses chers animaux. Depuis longtemps il désirait connaître les suites de cet essai de perfectibilité. Il fit coucher Sidoine au pied du mur; puis, tous deux, appuyant leurs fronts aux barreaux, ils purent contempler et suivre dans ses détails une scène étrange qui acheva leur éducation.

Au premier regard, ils ne surent quelles créatures bizarres ils avaient devant eux. Trois mois de caresses, d'enseignement mutuel, de régime frugal, avaient mis les pauvres bêtes sur les dents. Les lions, pelés et galeux, semblaient d'énormes chats de gouttière; les loups portaient la tête basse, plus maigres, plus honteux que des chiens errants; quant aux autres bêtes de complexion plus délicate, elles gisaient pêle-mêle sur le sol, n'offrant à la vue que des côtes saillantes, des museaux allongés. Les oiseaux et les insectes étaient encore moins reconnaissables, ayant perdu les belles couleurs de leurs ajustements. Tous ces êtres misérables tremblaient de faim et de froid, n'étant plus ce que Dieu les avait créés, mais se trouvant d'ailleurs parfaitement civilisés.

Médéric et Sidoine, peu à peu, finirent par reconnaître les différents animaux. Malgré leur respect du progrès et des bienfaits de l'instruction, ils ne purent s'empêcher de plaindre ces victimes du bien. Il y a tristesse à voir la création s'amoindrir.

Cependant, les bêtes de l'école modèle se traînèrent en gémissant au centre du hangar; là, elles se rangèrent en cercle. Elles allaient tenir conseil.

Un lion, comme ayant gardé le plus de souffle, porta le premier la parole.

-Mes amis, dit-il, notre plus cher désir, à nous tous qui avons le bonheur d'être enfermés ici, est de persévérer dans l'excellente voie de fraternité et de perfection que nous suivons avec des résultats si remarquables.

Un grognement d'approbation l'interrompit.

-Je n'ai que faire, reprit-il, de vous présenter le délicieux tableau des récompenses qui attendent nos efforts. Nous formerons un seul peuple dans l'avenir, nous aurons une seule langue, tandis qu'une suprême joie naîtra pour chacun de n'être plus soi et d'ignorer qui on est. Vous dites-vous bien le charme de cette heure où il n'existera plus de races, où toutes les bêtes auront une pensée unique, un même goût, un même intérêt? O mes amis, le beau jour, et combien il sera gai!

Un nouveau grognement témoigna de l'unanime satisfaction de l'assemblée.

-Puisque nous hâtons de nos voeux la venue de ce jour, continua le lion, il serait urgent de prendre des mesures pour que nous puissions le voir se lever. Le régime suivi jusqu'ici est certainement excellent, mais je le crois peu substantiel. Avant tout, il nous faut vivre, et nous maigrissons avec constance; la mort ne saurait être loin si, dans le but louable de nourrir nos âmes, nous continuons à négliger de nourrir nos corps. Il serait absurde, songez-y, de tenter un paradis dont nous ne saurions jouir, par la nature même des moyens employés. Une réforme radicale est nécessaire. Le lait est une nourriture très-moralisante, d'une digestion facile, ce qui adoucit singulièrement les moeurs; mais je pense résumer toutes les opinions en disant que nous ne pouvons supporter le lait plus longtemps, que rien n'est plus fade, qu'en fin de compte il nous faut un ordinaire plus varié et moins écoeurant.

Une véritable ovation de hurlements et de bruits de mâchoires accueillit ces dernières paroles de l'orateur. La haine du lait était populaire parmi ces honnêtes animaux vivant depuis trois mois de cette boisson sucrée. L'écuelle quotidienne leur donnait des nausées. Ah! qu'un peu de fiel leur eût semblé doux!

Lorsque le silence se fut rétabli:

-Mes amis, reprit le lion, le sujet de notre délibération se trouve donc fixé. Nous tenons conseil pour proscrire le lait, pour le remplacer par un aliment nous engraissant, nous aidant tout à la fois aux bonnes pensées. Ainsi, nous allons proposer chacun notre mets; puis, nous nous déciderons en faveur de celui qui réunira le plus de suffrages. Ce mets constituera dès lors notre commun ordinaire. Je crois inutile de vous faire observer quel esprit doit vous guider dans votre choix: cet esprit est l'entière abnégation de vos goûts personnels, la recherche d'une nourriture convenant également à chacun, offrant surtout des garanties de morale et de santé.

A ce point de l'allocution, l'enthousiasme fut au comble. Rien n'est plus doux que de faire cas de la morale, quand le ventre est préalablement rempli. Une même pensée, une touchante unanimité de sentiments animait l'assemblée.

Le lion, pour sa part, discourait d'un ton humble et affable. Le regard baissé, il eût converti ses frères du désert, tant il offrait un spectacle édifiant. Du geste il réclama l'attention. Il termina en ces termes:

-Je me crois autorisé par ma longue expérience à vous donner le premier mon avis en cette matière délicate. Je le ferai avec toute la modestie qui convient à un simple membre de cette assemblée, mais aussi avec toute l'autorité d'une bête convaincue. C'est dire que je désespère de notre unité future, si mon plat n'est pas accepté à l'unanimité. En mon âme et conscience, ayant longtemps réfléchi au mets nous convenant le mieux, prenant en considération l'intérêt commun, je déclare, j'affirme hautement que rien ne contentera l'estomac et le coeur de chacun, comme une large tranche de chair saignante mangée le matin, une seconde tranche à midi, et une troisième le soir.

Le lion s'arrêta sur cette parole pour recueillir les justes applaudissements que lui semblait mériter sa proposition. Il était de bonne foi, il demeura tout étonné du manque d'ensemble des grognements. Adieu l'unanimité! L'assemblée n'approuvait plus avec un complet abandon. Les loups et autres bêtes fauves, les oiseaux et les insectes d'appétits sanguinaires, s'extasièrent sur l'excellence du choix. Mais les animaux de nature différente, ceux qui vivent dans les prairies ou sur le bord des étangs, témoignèrent, par leur silence, par leurs mines contristées, du peu de vertu civilisatrice qu'ils accordaient à la chair.

Quelques minutes s'écoulèrent, pleines de froideur et de malaise. On risque gros à combattre l'avis des puissants, surtout lorsqu'ils parlent au nom de la fraternité. Enfin une brebis, plus osée que ses soeurs, se décida à prendre la parole.