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-Puisque nous sommes ici, dit-elle, pour émettre franchement nos opinions, laissez-moi vous donner la mienne avec la naïveté qui sied à ma nature. J'avoue n'avoir aucune expérience. du mets proposé par mon frère le lion; il peut être excellent pour l'estomac et d'une rare délicatesse de goût; je me récuse sur ce point de la discussion. Mais je crois ce mets d'une influence nuisible, quant à la morale. Une des plus fermes bases de notre progrès doit être le respect de la vie; ce n'est point la respecter que de nous nourrir de corps morts. Mon frère le lion ne craint-il pas de s'égarer en son zèle, de créer une guerre sans fin, en choisissant un tel ordinaire, au lieu d'arriver à cette belle unité dont il a parlé en termes si chaleureux? Je le sais, nous sommes d'honnêtes bêtes; n'est pas question de nous dévorer entre nous. Loin de moi cette vilaine pensée! Puisque les hommes déclarent pouvoir nous manger, sans cesser d'être de bonnes âmes, des créatures selon l'esprit de Dieu, nous pouvons assurément manger les hommes et rester de sages, de fraternels animaux, tendant à une perfection absolue. Toutefois, je crains les mauvaises tentations, les forces de l'habitude, si un jour les hommes venaient à manquer. Aussi ne puis-je voter une nourriture aussi imprudente. Croyez-moi, un seul mets nous convient, un mets que la terre produit en abondance, sain, rafraîchissant, d'une quête amusante et facile, varié à l'infini. O les plantureux festins, mes bons frères! Luzerne, légumes, toutes les herbes des plaines, toutes les herbes des montagnes! J'en parle savamment, sans arrière-pensée, n'ayant que l'innocent désir de vivre sans tuer. Je vous le dis en vérité: hors de l'herbe, pas d'unité.

La brebis se tut, constatant à la dérobée l'effet produit par son discours. Quelques maigres adhésions s'élevèrent du côté de l'assemblée occupé par les chevaux, les boeufs et autres mangeurs de grains et de verdure. Quant aux bêtes qui avaient approuvé le choix du lion, elles parurent accueillir la nouvelle proposition avec un singulier mépris, une grimace de mauvais présage pour l'orateur.

Un ver à soie, de vue basse et privé de tact, prit alors la parole. C'était un philosophe austère, s'inquiétant peu du jugement d'autrui, prêchant le bien pour le bien.

-Vivre sans tuer, dit-il, est une belle maxime. Je ne puis qu'applaudir aux conclusions de ma soeur la brebis. Seulement, ma soeur me paraît très-gourmande. Pour un mets que nous cherchons, elle nous en offre cinquante; elle paraît même se complaire dans la pensée d'un menu de prince, aux plats nombreux et de goûts divers. Oublie-t-elle que la sobriété, le dédain des fins morceaux, sont des vertus nécessaires à des bêtes se piquant de progrès? L'avenir d'une société dépend de la table: manger peu et d'un seul plat, là est l'unique moyen de hâter la venue d'une haute civilisation, forte et durable. Je propose donc, pour ma part, de veiller sur notre appétit, surtout de nous contenter d'une seule sorte de feuilles. Le choix n'étant plus qu'une affaire de goût, je pense satisfaire celui de chacun en choisissant la feuille du mûrier.

-Ça, vieux radoteur, cria un pélican, ne sommes-nous pas assez maigres, sans risquer des coliques, à nous nourrir d'herbe humide? Fraternise avec la brebis. Moi, je pense comme mon frère le lion, si ce n'est qu'il me paraît faire un choix regrettable en proposant de la chair saignante. La chair seule donne au corps la force de faire le bien, mais j'entends la chair de poisson, blanche, délicate; c'est là une nourriture d'un manger savoureux, aimée de tout le monde. Enfin, et ce dernier argument doit vous convaincre, les mers occupant sur le globe deux fois plus de place que les continents, nous ne saurions avoir un plus vaste garde-manger. Mes frères comprendront ces raisons.

Les frères se gardèrent de comprendre. Ils jugèrent à propos, pour clore les débats, de crier tous à la fois. Autant d'animaux, autant d'opinions; pas deux pauvres esprits pensant de compagnie, pas deux natures semblables. Chaque bête se mit à gesticuler, à pérorer, offrant son mets, le défendant au nom de la morale et de la gourmandise. A les en croire, si tous les plats proposés avaient été acceptés, le monde entier aurait passé en ragoût; il n'est matière qui ne fut déclarée excellente nourriture, depuis la feuille jusqu'au bois, depuis la chair jusqu'au caillou. Profond enseignement, comme disait Médéric, montrant ce qu'est la terre, un foetus ne vivant encore qu'à demi, où la vie et la mort luttent dans nos temps à forces égales.

Au milieu du vacarme, un jeune chat s'évertuait pour faire comprendre à l'assemblée qu'il désirait lui communiquer une vérité décisive. Il joua ferme des pattes et du gosier, si bien qu'il finit par obtenir un peu de silence.

-Hé! dit-il, mes bons frères, par pitié, cessez cette discussion qui afflige ici les âmes tendres. Mon coeur saigne à voir cette scène pénible. Hélas! nous sommes loin de ces moeurs douces, de cette sagesse de paroles que, pour ma part, je cherche depuis mes jeunes ans. Voilà bien un grand sujet de querelle, une méchante nourriture, soutien d'un corps périssable! Rappelez vos esprits; vous rirez de votre colère, vous laisserez là cette misérable question. Le choix plus ou moins heureux d'un vil aliment n'est pas digne de nous occuper une seconde. Vivons comme nous avons vécu, n'ayant souci que de réformes morales. Philosophons, mes bons frères, et buvons notre écuelle de lait. Après tout, le lait est d'un goût fort agréable; je l'estime supérieur aux plats par lesquels vous voulez le remplacer.

Des hurlements épouvantables accueillirent ces derniers mots. La malencontreuse idée du jeune chat acheva de rendre les bêtes furieuses, en leur rappelant le fade breuvage dont elles s'étaient lavé les entrailles pendant trois longs mois. Il leur vint une faim terrible, aiguisée de toute leur colère. La nature l'emporta. Elles oublièrent, en une seconde, les bons procédés que se doivent entre eux des animaux civilisés, elles se sautèrent simplement à la gorge les uns des autres. Celles qui avaient choisi la chair, à bout d'arguments, trouvèrent plus commode de prêcher d'exemple. Les autres, n'ayant ni grain, ni herbe, ni poisson, ni aucun plat pour se venger, se contentèrent de servir à la vengeance de leurs frères.

Ce fut, pendant quelques minutes, une mêlée effrayante. Le nombre des affamés diminuait rapidement, sans qu'il restât un seul blessé à terre. Singulière lutte, dans laquelle les morts tortillaient on ne savait où. A peine rassasié, le mangeur était mangé. Tous s'engraissaient mutuellement; la fête commençait au plus faible pour finir au plus fort. Au bout d'un quart d'heure, le plancher se trouva net. Seules, dix ou douze bêtes fauves, assises sur leurs derrières, se léchaient complaisamment, les yeux demi-clos, les membres alanguis, ivres de nourriture.

L'école modèle avait donc eu pour résultat la plus grande unité possible, celle qui consiste à s'assimiler autrui corps et âme. Peut-être est-ce là l'unité dont l'homme a vaguement conscience, le but final, le travail mystérieux des mondes tendant à confondre tous les êtres en un seul. Mais quelle rude raillerie aux idées de notre âge qui promettent perfection et fraternité à des créatures différentes d'instincts et d'habitudes, parcelles de boue où un même souffle de vie produit des effets contraires! Sans philosopher davantage, les lions sont les lions.