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-Mon frère Médéric, dit Sidoine, voici devant nous dix ou douze scélérats qui ont sur la conscience un poids énorme de péchés. Ils ont parlé le mieux du monde, mais ils ont agi comme des sacripants. Voyons si mes poings ne sont pas rouillés.

Ce disant, il assena sur le hangar un renfoncement formidable qui pulvérisa les poutres et fit voler les pierres de taille en éclats. Les animaux restante, seul espoir de la régénération des bêtes, ne poussèrent pas un cri. Médéric parut chagrin de cette exécution.

-Hé! mon mignon, cria-t-il, que ne m'as-tu consulté! Voilà un coup de poing dont tu auras tristesse et remords. Écoute-moi.

-Quoi! mon frère, n'ai-je pas frappé justement?

-Oui, selon l'idée que nous nous faisons du bien. Mais, entre nous, et ceci je le dis tout bas pour ne pas troubler une croyance nécessaire, le bien et le mal ne sont-ils pas de création humaine? Un loup commet-il vraiment une mauvaise action lorsqu'il mange un agneau? L'homme, ami des agneaux, qui lui porterait un plat de légumes, ne serait-il pas plus ridicule que le loup ne serait coupable?

-Voudrais-tu, frère, induire logiquement de là que le bien et le mal n'existent pas?

-Peut-être, mon mignon. Vois-tu, nous voulons trop souvent devancer l'heure fixée par Dieu. Il est certaines lois, sans doute d'une essence divine, qui échappent à notre intelligence et auxquelles nous avons donné le vilain nom de fatalités. Nous désirons sottement réagir contre la nature. Nous admettons, par un rare blasphème, que le mal a pu être créé, et nous voilà nous érigeant en juges, récompensant et punissant, parce que nos sens sont trop faibles pour pénétrer chaque chose, pour nous montrer que tout est bien devant Dieu. Remarque l'absurde justice de ton coup de poing. Tu as puni ces bêtes d'agir selon les lois d'après lesquelles elles doivent vivre. Tu les as jugées en égoïste, au point de vue purement humain, surtout poussé par cet effroi de la mort qui a donné à l'homme le respect de la vie. Enfin, tu t'es scandalisé de voir une race en dévorer une autre, lorsque toi-même tu ne te fais aucun scrupule de te nourrir de la chair des deux.

-Mon frère Médéric, parle plus clairement, ou je n'aurai aucun remords de mon coup de poing.

-Je t'entends, mon mignon. Somme toute, je le veux bien: le mal existe; ce qui me dispense de te prouver que le bien absolu est impossible. D'ailleurs, les décombres sur lesquels nous sommes assis en sont la preuve. Mais, dis-moi, voulais-tu manger ces bêtes fauves?

-Certes non. Je n'aime pas le gros gibier.

-Alors, mon mignon, pourquoi les tuer? A cette question, Sidoine demeura fort sot. Il chercha une réponse, qu'il ne trouva pas. Le plus vif étonnement se peignit dans ses gros yeux bleus. Puis, comme un homme qui découvre enfin une vérité:

-Eh! mais, cria-t-il, tu l'as dit, mon coup de poing est absurde. On ne doit tuer que pour manger. Voilà un précepte éminemment pratique, ayant au plus haut point cette justice relative et humaine dont tu m'as parlé. Les hommes devraient le faire écrire en lettres d'or sur les murs de leurs tribunaux et sur les drapeaux de leurs armées. Hélas! mes pauvres poings! On ne doit tuer que pour manger.

XII. MORALE.

Le soleil venait de disparaître derrière les collines du couchant. La terre, voilée d'une ombre douce, sommeillait déjà à demi, rêveuse et mélancolique. Au-dessus des horizons s'étendait un ciel blanc, sans transparence. Il est une heure, chaque soir, d'une profonde tristesse: la nuit n'est pas encore, la lumière s'éteint lentement, comme à regret; et l'homme, dans cet adieu, se sent au coeur une vague inquiétude, un besoin immense d'espérance et de foi. Les premiers rayons du matin mettent des chansons sur les lèvres; les derniers rayons du soir mettent des larmes dans les yeux. Est-ce la pensée désolante du labeur sans cesse repris, sans cesse abandonné, l'âpre désir mêlé d'effroi d'un repos éternel? Est-ce la ressemblance de toutes choses humaines avec cette lente agonie de la lumière et du bruit?

Sidoine et Médéric s'étaient assis sur les décombres du hangar. Dans l'effacement de la terre et du ciel, une étoile brillait au-dessus des branches noires d'un chêne. Et tous deux regardaient cette lueur consolatrice trouant d'un rayon d'espoir le voile morne du crépuscule.

Une voix qui sanglotait l'amena leurs regards sur le sentier. Entre les haies, ils virent venir à eux Primevère, blanche dans les ténèbres. Elle s'avançait à petits pas, les cheveux dénoués.

Elle s'assit au côté de Médéric. Puis, appuyant la tête à son épaule:

-O mon ami, dit-elle, que les bêtes sont méchantes!

Et elle pleurait toutes ses larmes, les laissant couler sur ses joues, les mains jointes, sans les essuyer.

-Les pauvres dédaignées, reprit-elle, je les aimais comme des soeurs. Je croyais par mes caresses leur avoir fait oublier leurs dents et leurs griffes. Est-ce donc si difficile de n'être pas cruel?

Médéric se garda de répondre. La science du bien et du mal n'était pas faite pour cette enfant.

-Dites-moi, demanda-t-il, n'êtes-vous pas l'aimable Primevère, reine du Royaume des Heureux?

-Oui, répondit-elle, je suis Primevère.

-Alors, ma mie, essuyez vos larmes. Je viens pour vous épouser.

Primevère essuya ses larmes. Et mettant les mains dans les mains de Médéric, elle le regarda en face.

-Je ne suis qu'une ignorante, dit-elle doucement. Voilà des yeux mauvais, qui pourtant ne me font pas peur. Il y a de la bonté, sous je ne sais quelle triste raillerie, dans ces yeux-là. Avez-vous besoin de mes caresses pour devenir meilleur?

-J'en ai besoin, répondit Médéric. J'ai couru le monde et je suis las.

-Le ciel est bon, reprit l'enfant. Il ne laisse pas chômer ma tendresse. Je vous épouserai, cher seigneur.

Ce disant, elle s'assit de nouveau. Elle songeait à cette pitié inconnue qui naissait en elle; jamais elle n'avait senti pareil désir de consoler. Dans sa naïveté, elle se demandait si elle ne venait pas de trouver enfin la mission confiée par Dieu en ce monde aux jeunes reines d'âme tendre et charitable. Les hommes jouissent d'une félicité si parfaite, qu'ils se fâchent au moindre bienfait; les bêtes ont de méchants caractères, malaisés à comprendre. Sûrement, puisque le ciel lui donnait des pleurs et des caresses, elle ne pouvait les donner à son tour à aucune créature, si ce n'était à son cher seigneur, qui lui disait en avoir grand besoin. Pour ne rien cacher, elle se sentait tout autre; elle ne pensait plus à son peuple, elle oubliait même complètement ses pauvres élèves sur le tombeau desquels elle se trouvait. Son amour, offert à la création entière et que la création refusait, venait de grandir encore, en se fixant sur un seul être. Elle s'abîmait dans cet infini, insoucieuse de la terre, ignorante du mal, comprenant qu'elle obéissait à Dieu, et qu'une heure de pareille extase est préférable à mille ans de progrès et de civilisation.