Et, brusque transition :
– Il y a trois ans, Nicolas Stépânovitch s’en souvient, j’ai eu à faire ce discours. Il faisait chaud, lourd ; mon uniforme me coupait aux aisselles ; c’était la mort. Je lis une demi-heure, une heure, une heure et demie, deux heures. « Ah, Dieu merci, me dis-je, il ne me reste plus que dix pages. » J’avais, à la fin, quatre pages que je pouvais ne pas lire, et que je comptais passer : « Donc, me disais-je, il ne m’en reste que six. » Mais, figurez-vous que, laissant tomber mon regard devant moi, j’aperçois un général, avec son cordon en sautoir, et un évêque assis à côté l’un de l’autre. Les malheureux, roides d’ennui, écarquillant les yeux pour ne pas s’endormir et s’efforçant cependant d’exprimer l’attention, faisaient mine que mon discours était intelligible et leur plaisait. Bon, me dis-je, s’il leur plaît, qu’ils attrapent encore cela ! Que ça les embête ! Je m’y suis mis et ai lu les quatre pages.
Quand il parle, ses yeux et ses sourcils seuls rient comme c’est l’habitude chez les railleurs. Il n’y a pas en ce moment-là de haine et de méchanceté dans son regard, mais beaucoup de finesse et de cette ruse de renard que l’on ne remarque que chez les gens très observateurs. Pour continuer à parler de ses yeux, je relève encore une particularité. Quand il reçoit de Kâtia un verre de thé ou écoute ses réflexions, ou l’accompagne du regard quand elle sort, je remarque, dans son expression, quelque chose de modeste, de suppliant, de pur…
La femme de chambre enlève le samovar et pose sur la table un gros morceau de fromage, des fruits et une bouteille d’un champagne de Crimée que Kâtia a appris à aimer sur place. Mikhaïl Fiôdorovitch prend sur une étagère deux jeux de cartes et essaie une patience. Il est convaincu que certaines réussites exigent un grand esprit de combinaison et beaucoup d’attention ; il ne cesse cependant pas de parler. Kâtia suit attentivement son jeu et l’aide plus par sa mimique qu’en paroles. Elle ne boit pas plus de deux verres à bordeaux de champagne, et moi quatre ; le reste de la bouteille échoit à Mikhaïl Fiôdorovitch, qui peut boire beaucoup sans se griser jamais.
Pendant la patience, nous tranchons diverses questions, surtout de l’ordre de plus élevé, et se rapportant à ce que nous aimons le plus, c’est-à-dire la science.
– La science a fait son temps, grâce à Dieu, déclare Mikhaïl Fiôdorovitch, après une pause. Son rôle est terminé. L’humanité commence à ressentir le besoin de la remplacer par autre chose. La science a grandi sur le terrain des préjugés, nourrie de préjugés, et elle présente, aujourd’hui, une quintessence de préjugés aussi grande que celle de ses aïeules disparues, l’alchimie, la métaphysique et la philosophie. Et, en fait, qu’a-t-elle donné aux hommes ? Entre les Européens et les Chinois, chez lesquels aucune science n’existe, la différence est des plus insignifiantes, tout extérieure. Les Chinois n’ont pas connu les sciences. Qu’y ont-ils perdu ?
– Les mouches, cher ami, ne les connaissent pas, dis-je ; et qu’en conclure ?
– Vous vous fâchez pour rien, Nicolas Stépânytch ; je dis cela ici, entre nous… Je suis plus prudent que vous ne croyez et me garderais bien de dire cela en public. Dieu m’en préserve ! La masse vit avec le préjugé que la science et l’art sont au-dessus de l’agriculture, du commerce et des métiers ; notre secte vit de ce préjugé-là, et ce n’est pas à moi, ni à vous de le détruire ; Dieu nous en garde !
Pendant la réussite, la jeunesse des écoles en prend, elle aussi, pour son compte.
– Notre public a dégénéré, soupire Mikhaïl Fiôdorovitch. Je ne parle pas de l’idéal et autres choses semblables. Si seulement on savait travailler et penser raisonnablement ! Voilà précisément où j’en suis, moi aussi : « Je regarde notre génération avec chagrin{8}. »
– Oui, on a honteusement dégénéré, accorde Kâtia. Dites-moi s’il a paru, chez nous, en ces cinq ou dix dernières années, quelqu’un de marquant ?
– Je ne sais ce qui en est aux autres cours, mais chez moi, je ne vois personne.
– J’ai vu passer, dit Kâtia, beaucoup d’étudiants, beaucoup de jeunes savants, beaucoup d’acteurs, et jamais il ne m’est arrivé de rencontrer non seulement un génie ou un talent, mais même un homme intéressant. Tout est gris, insipide, pourri de prétentions…
Tous ces devis sur la dégénérescence produisent invariablement sur moi la même impression que si j’entendais soudain un méchant propos sur ma fille. Je suis outragé de ce que l’on base une accusation générale sur des lieux communs aussi rebattus, sur des épouvantails à moineaux, tels que le manque d’idéal ou le renvoi au beau passé. Toute accusation, même portée devant des dames, devrait être formulée avec toute la précision possible ; autrement, ce n’est pas une accusation, mais une simple médisance, indigne de gens convenables.
Je suis vieux, j’ai déjà trente années de carrière, mais je ne remarque ni dégénérescence, ni absence d’idéal, et je ne trouve pas qu’aujourd’hui soit pire qu’hier. Mon huissier, Nicolas, dont l’expérience en l’espèce a son prix, dit que les étudiants actuels ne sont ni meilleurs ni pires que ceux d’hier.
Si l’on me demandait ce qui ne me plaît pas chez mes élèves actuels, je ne répondrais pas sur-le-champ, mais je le ferais avec une grande précision. Je connais leurs défauts, aussi n’aurais-je pas besoin de recourir aux lieux communs. Il ne me plaît pas qu’ils fument du tabac, boivent des alcools et se marient tard ; il ne me plaît pas non plus qu’ils soient insouciants et souvent indifférents à un tel degré qu’ils souffrent que, parmi eux, des gens aient faim et qu’ils ne payent pas leurs cotisations à la société de secours mutuels des étudiants. Ils ne savent pas les langues modernes et s’expriment incorrectement en russe. Pas plus tard qu’hier, mon collègue, l’hygiéniste, se plaignait à moi qu’il était obligé de doubler ses heures de cours parce que ses étudiants savent mal la physique et n’ont aucune idée de la météorologie. Ils se soumettent volontiers à l’influence des écrivains les plus récents et non pas des meilleurs ; ils sont entièrement indifférents à des classiques comme Shakespeare, Marc-Aurèle, Épictète ou Pascal. Et, dans cette impuissance à discerner le grand du petit, se marque, plus qu’en tout le reste, leur manque de sens pratique. Toutes les questions complexes, ayant un caractère social plus ou moins grand, comme par exemple la question de l’émigration, ils les résolvent par voie de pétition et non sous la forme de l’enquête scientifique et empirique, bien que ce moyen leur soit entièrement ouvert et réponde le mieux à leur destination. Ils deviennent volontiers internes, assistants, chefs de laboratoire, externes, et sont prêts à occuper ces postes jusqu’à quarante ans, bien que l’indépendance, le sentiment de la liberté et l’initiative personnelle ne soient pas moins utiles dans la science que dans l’art ou le commerce. J’ai des élèves et des auditeurs, mais pas d’aides ni de successeurs. Je les aime et m’attendris à leur sujet, mais je n’en suis pas fier. Et ainsi de suite, ainsi de suite…