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Anîssime revint trois jours avant la noce, tout habillé de neuf. Il avait des caoutchoucs luisants, une cordelière à boules en guise de cravate, et sur les épaules un pardessus jeté sans que les manches fussent passées.

Ayant prié Dieu avec gravité, il salua son père et lui donna en cadeau dix roubles en argent et dix pièces de cinquante kopeks. Il en donna autant à Varvâra, et à Akssînia vingt pièces de vingt-cinq kopeks. La principale merveille de ces cadeaux était que toutes les pièces, comme choisies, étaient neuves et brillaient au soleil. S’efforçant de paraître grave et posé, Anîssime se tendait le visage et gonflait les joues, mais son haleine sentait l’eau-de-vie. Vraisemblablement, à chaque station, il s’était précipité au buffet. Il y avait à nouveau en lui quelque chose de dégagé, quelque chose d’extrême. Anîssime et son père prirent du thé et mangèrent un peu. Varvâra, tripotant ses roubles neufs, demanda des nouvelles de gens d’Oukléevo qui vivaient à la ville.

– Rien à dire, Dieu merci, ils vont bien, dit Anîssime ; il n’y a que chez Ivan Iégôrov où s’est produit un événement de famille. Sa vieille Sôphia Nikîphorovna est morte de la phtisie. On a fait faire chez un pâtissier, à deux roubles et demi par tête, le dîner pour le repos de son âme. Il y avait du vin de raisins. Quels moujiks sont les gens de chez nous ! Pour eux aussi on avait payé deux roubles et demi ; ils n’ont rien mangé ! Est-ce qu’un moujik comprend les sauces !

– Deux roubles et demi ! fit le vieux hochant la tête.

– Eh quoi ? Là-bas, ce n’est pas un village. Tu entres au restaurant pour manger, tu demandes ceci et cela, il vient du monde, tu bois et tu regardes : il est déjà l’aube et vous avez à payer chacun trois ou quatre roubles. Et quand on est avec Samorôdov, il aime à prendre à la fin du café avec du cognac, et le cognac, s’il te plaît, coûte six griveniks[10] le petit verre.

– Il ne fait que mentir, dit le vieillard avec admiration ; il ne fait que mentir !

– Maintenant je suis toujours avec Samorôdov. C’est ce Samorôdov qui vous écrit mes lettres. Il écrit magnifiquement. Et si je vous disais, maman, continua joyeusement Anîssime se tournant vers Varvâra, quel homme c’est que Samorôdov, vous ne me croiriez pas. Nous l’appelons tous Moukhtar, car c’est une espèce d’Arménien ; il est tout noir. Je vois ses pensées ; je connais toutes ses affaires comme mes cinq doigts, maman, et il le sait ; aussi il ne fait que me suivre ; il ne me quitte pas d’un pas et l’eau même ne nous séparerait pas[11]. Quoiqu’il me craigne, il ne peut pas vivre sans moi. Où je vais, il vient aussi. J’ai, maman, l’œil sûr et juste. Je vais au marché aux nippes : je vois un moujik qui vend une chemise : « Arrête, moujik ! c’est une chemise volée. » Et c’est vrai ! Ça se trouve ainsi : la chemise a été volée.

– À quoi connais-tu cela ? demanda Varvâra.

– À rien, j’ai l’œil. Je ne sais pas quelle chemise il y a là ; je sais seulement que quelque chose me tire vers elle ; chemise volée, voilà tout. Chez nous, dans la police, on dit déjà : « Allons, Anîssime, va-t’en tirer les bécassines. » Ça veut dire chercher quelque chose de volé. Oui !… Chacun peut voler, mais comment cacher ? La terre est grande et il n’y a pas de place pour cacher quelque chose de volé…

– Dans notre village, chez les Goûntorev, dit Varvâra en soupirant, on a volé, la semaine dernière, un mouton et deux agnelles ; et personne pour les retrouver… Ah ! la la, la la !

– Eh bien quoi ? on peut les retrouver ! Ce n’est rien à faire ; on le peut.

Le jour du mariage arriva. C’était une fraîche mais claire et joyeuse journée d’avril. Dès le grand matin, on advint en voitures de tous côtés ; les grelots sonnaient aux troïkas et aux attelages à deux chevaux ; il y avait des rubans de couleurs dans les crinières et aux arcs des brancards. Inquiets de ces arrivées, les freux criaient dans les saules, et, éperdument, sans cesse, les sansonnets chantaient, comme s’ils se fussent réjouis qu’il y eût un mariage chez les Tsyboûkine.

Les tables, dans la maison, étaient déjà couvertes de longs poissons, de jambons, d’oiseaux farcis, de boîtes de conserves, de diverses salaisons et marinades, et d’une quantité de bouteilles d’eau-de-vie et de vins ; on sentait une odeur de saucisse fumée et de homard gâté. Le vieux passait autour des tables, frappant des talons et aiguisant des couteaux l’un sur l’autre. On appelait sans cesse Varvâra pour lui demander quelque chose, et elle, l’air effaré, essoufflée, courait dans la cuisine, où depuis le matin travaillaient le cuisinier de Kostioukov et la cuisinière des Khrymine jeunes. Akssînia, frisée, en corset, sans robe, avec des bottines neuves qui criaient, volait dans la cour comme un tourbillon ; on ne voyait que ses genoux nus et sa gorge. On entendait du bruit, des injures et des jurons.

Les passants s’arrêtaient devant les portes grandes ouvertes et on sentait en tout qu’il se préparait quelque chose d’inaccoutumé.

– On est parti chercher la fiancée ! annonça-t-on.

Le bruit des grelots au delà du village s’épandait et mourait… Vers trois heures, les gens se précipitèrent, les grelots tintèrent de nouveau : on amenait la fiancée !

L’église fut pleine. Le grand candélabre était allumé ; les chantres, comme l’avait désiré le vieux Tsyboûkine, chantaient sur de la musique imprimée. L’éclat des lumières et des robes voyantes aveuglait Lîpa. Il lui semblait que les chantres, de leurs voix tonnantes, lui frappaient sur la tête comme avec des marteaux. Le corset, que pour la première fois de sa vie elle mettait, et ses souliers la gênaient. Elle avait l’air de revenir à peine d’un évanouissement, de regarder et de ne pas comprendre. Anîssime, en redingote noire, un cordonnet rouge en guise de cravate, songeait, regardant un point fixement. Quand les chantres criaient très fort, il se signait. Son âme était attendrie ; il aurait voulu pleurer. Il connaissait cette église dès sa première enfance. Sa défunte mère l’y portait autrefois pour communier ; plus tard il chantait dans le chœur avec les enfants ; chaque coin, chaque icône lui rappelait tant de souvenirs ! Et maintenant on célébrait son mariage. Il faut se marier pour le bon ordre, mais à peine y songeait-il, comme s’il n’eût pas compris, ou comme s’il eût complètement oublié. Les larmes l’empêchaient de regarder les images ; il avait un poids sur le cœur. Il priait et demandait à Dieu que les malheurs inévitables qui étaient prêts d’un jour à l’autre à fondre sur sa tête lui fussent épargnés et passassent autour de lui, comme font autour d’un village, durant la sécheresse, des nuages d’orage, sans donner une goutte de pluie.

Il y avait tant de péchés déjà accumulés dans son passé, tant de péchés qu’ils étaient tout à fait ineffaçables, irréparables, et qu’il semblait même absurde d’en demander pardon. Et cependant il en demandait pardon, et il fit même un grand sanglot. Mais personne n’y prit garde. On pensa qu’il avait un peu bu.

On entendit une plainte d’enfant :

– Petite maman, emporte-moi d’ici ! je t’en prie !

– Silence là-bas ! cria le prêtre.

Au retour de l’église, la foule suivit en courant. Il y avait des gens rassemblés près de la boutique, près des portes, et dans la cour, sous les fenêtres ; des femmes étaient venues chanter les louanges des époux. Aussitôt qu’ils franchirent le seuil, les chantres, déjà rangés dans le vestibule avec leur musique, partirent à chanter de toutes leurs forces. Une musique commandée exprès à la ville commença à jouer. On avait apporté dans de hauts verres du champagne du Don, et, se tournant vers les mariés, le contremaître charpentier Elizârov, grand vieux, maigre, aux sourcils si épais que l’on voyait à peine ses yeux, leur dit :