De pareils défauts, aussi nombreux soient-ils, ne peuvent engendrer le pessimisme ou la disposition bougonne que chez un homme pusillanime et timide. Ils n’ont qu’un caractère occasionnel et transitoire, et dépendent entièrement des conditions de la vie courante. Il suffira de quelques dizaines d’années pour qu’ils disparaissent ou cèdent la place à de nouveaux défauts, sans lesquels on ne peut exister, et qui, à leur tour, effraieront les poltrons. Les défauts des étudiants me contristent souvent, mais cette peine n’est rien en comparaison de la joie que j’éprouve depuis trente ans, quand je converse avec mes élèves, leur fais mon cours, observe leurs relations, et les compare aux gens des autres milieux.
Mikhaïl Fiôdorovitch médit. Kâtia l’écoute, et ni lui ni elle ne remarquent le profond abîme dans lequel les entraîne peu à peu un divertissement en apparence aussi innocent que la censure de leurs semblables. Ils ne sentent pas comment un simple entretien se transforme insensiblement en raillerie et en persiflage, et comment ils donnent matière à la calomnie.
– On rencontre des gens à vous faire mourir de rire, dit Mikhaïl Fiôdorovitch. J’entre, hier, chez notre Iégor Pétrôvitch et j’y trouve un étudiant, de troisième année de médecine, je crois. Une figure… dans le style de Dobrolioûbov. Au front, le cachet de la profondeur de pensée. On cause de choses et autres. « J’ai lu, lui dis-je, qu’un Allemand, dont j’ai oublié le nom, a tiré du cerveau de l’homme un nouvel alcaloïde, l’idiotine. » Et que pensez-vous ? Il l’a cru, et sur son visage s’est marqué un respect : « Voilà, avait-il l’air de dire, ce que font les savants ! » L’autre jour, j’entre au théâtre. Je m’assieds. Au rang devant moi, sont deux étudiants, l’un, un petit juif, évidemment étudiant en droit, l’autre, très échevelé, étudiant en médecine. L’étudiant en médecine était ivre comme un savetier. Il ne fait aucune attention à ce qui se passe sur la scène. Il ne fait que piquer du nez. Mais à peine un des acteurs commence-t-il à faire une tirade ou simplement à élever la voix, mon étudiant tressaille, pousse son camarade du coude et demande : « Que dit-il ? C’est noble ? – Noble, répond le petit juif. – Bravo, hurle l’étudiant en médecine. C’est noble ! Bravo ! » Et, voyez-vous, cette bûche saoule n’était pas venue au théâtre pour l’art, mais pour les sentiments nobles ; il lui en fallait.
Kâtia écoute et rit. Son rire est un peu étrange. Les éclats succèdent brusquement et rythmiquement aux éclats ; on dirait qu’elle joue de l’accordéon ; et ses narines rient seules dans son visage. Moi je perds courage et ne sais que dire. Hors de moi, je m’enflamme, me lève et crie :
– Taisez-vous, à la fin ! Qu’avez-vous à rester là assis, comme deux crapauds, et à empoisonner l’air de votre haleine ? Assez !
Et, sans attendre qu’ils finissent de médire, je m’apprête à rentrer chez moi. Il en est déjà temps, il est onze heures.
– Moi, je reste encore un peu, dit Mikhaïl Fiôdorovitch. Vous permettez, Catherine Vladîmirovna ?
– Certes, répond Kâtia.
– Bene. En ce cas, faites donner, je vous prie, une autre bouteille.
Ils m’accompagnent tous deux avec des bougies dans l’antichambre, et, pendant que je mets ma pelisse, Mikhaïl Fiôdorovitch dit :
– Ces derniers temps, vous avez effroyablement maigri et vieilli, Nicolas Stépânovitch. Qu’avez-vous ? Vous êtes malade ?
– Oui, un peu malade…
– Et vous ne vous soignez pas…, insiste tristement Kâtia.
– Pourquoi donc ne vous soignez-vous pas ? Peut-on agir ainsi ! Dieu ménage, cher ami, ceux qui se ménagent. Saluez les vôtres pour moi et excusez-moi de ne pas venir les voir. Dans quelques jours, avant de partir pour l’étranger, j’irai leur dire bonjour. Sans faute. Je pars la semaine prochaine.
Je sors de chez Kâtia irrité, effrayé des propos sur ma maladie, et mécontent de moi-même. Je me demande s’il ne faut pas, en effet, me faire soigner par un de mes collègues. Et immédiatement je m’imagine comment mon collègue, m’ayant ausculté, s’approchera en silence de la fenêtre, réfléchira, puis reviendra à moi, et, tâchant que je ne lise pas sur sa figure la vérité, me dira d’un ton indifférent : « Je ne vois encore rien de particulier, cependant, collègue, je vous conseille d’interrompre vos occupations… » Et cela m’enlèverait mon dernier espoir.
Qui n’a pas d’espoir ! Quand je fais moi-même mon diagnostic et me soigne seul, j’espère, par moments, que mon ignorance me trompe, que je me trompe sur l’albumine et le sucre que je me trouve, et sur mon cœur, et sur ces œdèmes que j’ai remarqués déjà deux fois le matin. Quand, avec l’application des hypocondriaques, je lis des manuels thérapeutiques et que je change chaque jour de remède, il me semble que je finirai par trouver quelque chose de salubre. Tout cela est mesquin.
Que le ciel soit couvert de nuages, ou que la lune et les étoiles y brillent, je le regarde toujours en rentrant chez moi, et je pense que, bientôt, la mort me prendra. Il semblerait qu’à ce moment-là mes pensées devraient être profondes, comme le ciel, claires, frappantes… Mais non ! Je pense à moi-même, à ma femme, à Lîsa, à Gnekker, aux étudiants, à autrui. Je pense mal, bassement. Je ruse avec moi-même, et ma conception de la vie peut alors s’exprimer par ces mots, qu’Araktchèév écrit dans une de ses lettres intimes : « Tout le bien du monde ne peut exister sans le mal, et il y a toujours plus de mal que de bien. » Autrement dit, tout est mauvais, il n’y a pas de raison de vivre. Et ces soixante-deux ans que j’ai déjà vécus, il faut les compter comme perdus. Je me prends à ces pensées et m’efforce de me persuader qu’elles sont occasionnelles, temporaires, et ne tiennent pas profondément en moi. Mais, tout de suite, je pense :
« S’il en est ainsi, pourquoi es-tu attiré chaque soir vers ces deux crapauds ? »
Et je me fais le serment de ne plus jamais aller chez Kâtia, bien que je sache que j’y retournerai le lendemain.
Tirant ma sonnette et, ensuite, montant l’escalier, je pense que je n’ai plus de famille et n’ai pas le désir de la retrouver. Il est clair que les pensées d’Araktchèév ne me hantent pas fortuitement, mais possèdent tout mon être. La conscience malade, triste, las, remuant à peine les membres, comme si on m’y avait attaché un poids de mille pouds, je me couche et je m’endors vite.
Ensuite, mon insomnie…
IV
Voici l’été et ma vie change.
Un beau matin, Lîsa entre chez moi et me dit en plaisantant :
– Venez, Excellence ; c’est prêt.
On conduit mon Excellence dans la rue ; on la fait monter en fiacre, et on l’emmène. Je roule, et, ne sachant que faire, je lis les enseignes à droite et à gauche. Au lieu de traktir, je lis, à l’envers, ritkart, ce qui ferait un joli nom pour des barons : la baronne Ritkart. Plus loin, je passe près d’un cimetière qui ne produit sur moi absolument aucune impression, bien que, dans peu de temps, j’y serai couché. Ensuite, je traverse un bois, puis un champ. Rien d’intéressant.
Après deux heures de voiture, on conduit mon Excellence au rez-de-chaussée d’une villa, et on me loge dans une petite chambre très gaie, tapissée de papier bleu.
La nuit, c’est, comme avant, l’insomnie. Mais, le matin, je ne me lève plus et ne vois plus ma femme ; je reste au lit ; je ne dors pas et suis dans cet état de somnolence, demi-inconscient, où l’on sait que l’on ne dort pas, mais où l’on fait cependant des rêves. À midi, je me lève et m’assieds, par habitude, à ma table de travail ; mais je ne travaille plus. Je me distrais à lire des livres français à couverture jaune, que Kâtia me procure. Sans doute, il serait plus patriotique de lire des auteurs russes, mais, je l’avoue, je ne nourris pas pour eux une tendresse particulière. À l’exception de deux ou trois écrivains âgés, la littérature actuelle ne me semble pas de la littérature, mais une sorte d’industrie ménagère, n’existant que pour recevoir des prix, mais dont on n’utilise pas volontiers les produits. On ne peut qualifier de remarquable ce qu’il y a de meilleur dans nos industries ménagères et on ne peut pas le louer sincèrement sans restrictions. Il convient de dire la même chose de toutes les nouveautés littéraires que j’ai lues ces dix ou quinze dernières années ; aucune n’est remarquable et ne peut aller sans réserves. Il y a de l’esprit, c’est généreux, mais pas de talent. Il y a du talent, c’est généreux, mais pas d’esprit. Ou, enfin, il y a du talent, il y a de l’esprit, mais ce n’est pas généreux.