Выбрать главу

– Chacun est marqué pour quelque chose, maman.

– Oui, mais il faut mourir ? Aye, aye ! Vraiment tu devrais en parler à ton père !…

– Parlez-lui-en vous-même.

– Ah, oui ! Je dis une chose, il me répond comme toi un seul mot : chacun est marqué pour quelque chose. Crois-tu que, dans l’autre monde, on ira chercher cela ? Le jugement de Dieu est juste.

– Certainement personne n’ira chercher cela, dit Anîssime en soupirant ; il n’y a pas de Dieu, voyez-vous, maman. Qu’y aura-t-il à chercher là ?

Varvâra le regarda, surprise, se mit à rire et leva les bras. Comme elle s’étonnait si sincèrement et le regardait à la façon d’un extravagant, il se troubla :

– Un Dieu, il y en a peut-être un, dit-il, mais il n’y a pas de foi. Tandis qu’on me mariait, je n’étais pas dans mon assiette. Comme quand on prend un œuf sous une poule et que dedans piaule un petit poulet, j’ai senti tout à coup ma conscience piauler, et tout le temps j’ai pensé : il y a un Dieu. Mais aussitôt sorti de l’église, plus rien. D’où puis-je savoir s’il y a un Dieu ou non ? On ne nous apprend pas cela dès l’enfance. Quand l’enfant tette encore, on ne lui apprend qu’une chose : chacun son affaire. Voyez, mon père non plus ne croit pas en Dieu. Vous m’avez dit une fois qu’on a pris un mouton chez Goûntarov… J’ai trouvé qui l’a volé : c’est le moujik de Chikâlovo. Il l’a volé, mais la peau est chez mon père !… Voilà la foi qu’il y a !

Anîssime cligna un œil et secoua la tête.

– Le starchine non plus ne croit pas en Dieu, continua-t-il ; le secrétaire non plus ; le sacristain non plus. S’ils vont à l’église et observent les jeûnes, c’est pour que les gens ne parlent pas mal d’eux ; et pour le cas où peut-être, tout de même, il y aurait un jugement dernier. On dit maintenant que la fin du monde pourrait venir parce que le monde est devenu plus faible, qu’on ne respecte plus ses parents, et ainsi de suite. Ce sont des bêtises. Je crois, maman, que tout le mal vient de ce que les gens ont peu de conscience… Je vois tout au fond, et je comprends. Si un homme a une chemise volée, je le vois. Un homme est assis au traktir et il vous semble qu’il boit du thé et rien de plus, et moi, en dehors du thé, je vois qu’il n’a pas la conscience tranquille. On peut marcher toute la journée, on ne trouve pas un homme qui ait une bonne conscience. La raison en est qu’on ne sait pas où il y a un Dieu… Allons, eh bien, maman, adieu ! Portez-vous bien, et gardez-moi bon souvenir.

Anîssime se prosterna aux pieds de sa tante.

– Nous vous remercions pour tout, maman, dit-il. Notre famille reçoit de vous un grand profit. Vous êtes une femme très convenable, et je suis très satisfait de vous.

Anîssime sortit, ému, mais il revint et dit :

– Samorôdov m’a entraîné dans une affaire, j’y deviendrai riche ou je me perdrai. S’il arrivait quelque chose, maman, vous consolerez mon père.

– Allons donc, il n’y aura rien ! Ah la la !… Dieu est miséricordieux. Mais vois-tu, Anîssime, tu devrais un peu caresser ta femme ; vous vous regardez comme si vous boudiez ; vous devriez au moins vous sourire.

– Aussi, comme elle est bizarre ! dit Anîssime en soupirant. Elle ne comprend rien et ne dit jamais rien. Elle est très jeune. Laissons-la grandir…

Un grand étalon blanc, très gras, attendait déjà devant la porte, attelé à un tilbury. Tsyboûkine monta gaillardement, s’assit et prit les rênes. Anîssime embrassa Varvâra, Akssînia et son frère. Lîpa, debout elle aussi sur la porte, immobile, regardait à côté, comme si elle ne fût pas venue pour accompagner son mari, mais pour on ne sait quoi. Anîssime s’approcha d’elle, toucha du bout de ses lèvres sa joue légèrement :

– Adieu, lui dit-il.

Elle, sans le regarder, sourit d’un air étrange. Son visage se mit à trembler, et tous, sans savoir pourquoi, eurent pitié d’elle. Anîssime, d’un bond, s’assit lui aussi, et se mit les mains sur les côtés parce qu’il se croyait beau.

Quand ils furent arrivés sur la hauteur, Anîssime se retourna à tout moment pour voir le village. Le jour était chaud et clair. On sortait le bétail pour la première fois et auprès de lui marchaient des jeunes filles et des femmes, vêtues de leurs robes de fête. Un bœuf brun, heureux d’être libre, mugissait et déchirait le sol de ses pattes de devant. Partout, en haut et en bas, chantaient les alouettes. Anîssime regardait l’église, jolie, toute blanche (on venait de la reblanchir), et il se souvenait comme il y avait prié cinq jours auparavant. Il regardait l’école au toit vert, le ruisseau dans lequel il se baignait autrefois et pêchait à la ligne. Et la joie remua dans son cœur. Il aurait voulu que, soudain, une muraille sortît de terre et l’empêchât d’avancer, et qu’il pût rester avec son seul passé…

À la gare, ils approchèrent du buffet et burent un verre de xérès. Le vieux chercha sa bourse pour payer.

– Je régale ! dit Anîssime.

Son père, attendri, lui frappa sur l’épaule et, clignant des yeux, dit au buffetier : Vois un peu quel fils j’ai !

– Si tu restais travailler à la maison, Anîssime, dit-il, tu n’aurais pas de prix : je te couvrirais d’or de la tête aux pieds !

– Tout à fait impossible, papa.

Le xérès était aigre et sentait la cire, pourtant ils en burent encore un verre.

Quand Tsyboûkine revint de la gare, il ne reconnut pas, à la première minute, sa bru. À peine son mari parti, Lîpa avait changé, devenue soudain toute gaie. Nu-pieds, avec un vieux jupon usé, les manches retroussées jusqu’aux épaules, elle lavait l’escalier du vestibule, chantant d’une petite voix argentine, et lorsque, portant le grand baquet plein d’eau sale, elle regardait le soleil avec son sourire d’enfant, il semblait qu’elle était, elle aussi, une alouette.

Un vieil ouvrier qui passait devant la porte hocha la tête et s’exclama :

– Quelle bru Dieu t’a encore envoyée, Grigôri Pétrov ! Ce ne sont pas des femmes, ce sont de vrais trésors.

V

Le 8 juillet, un vendredi, Élizârov, surnommé Béquille, et Lîpa revenaient de Kazânnskoé, où ils étaient allés, pour la fête patronale, faire leurs dévotions à la Vierge de Kazan. La mère de Lîpa venait derrière eux. Malade et essoufflée, elle restait toujours en arrière. C’était presque le soir.

– Aha !… s’étonnait Béquille, écoutant Lîpa. Et alors ?

– J’aime beaucoup les confitures, Ilia Makârytch, dit Lîpa. Je m’assois dans un petit coin et je bois du thé en mangeant des confitures. Ou bien j’en bois avec Varvâra Nikolâévna et elle me raconte quelque histoire touchante. Elle a beaucoup de confitures ; elle en a quatre pots ! Mange, me dit-elle, Lîpa, ne te gêne pas !

– Aha !… quatre pots !

– Ils vivent richement. On mange avec le thé du pain blanc, et il y a de la viande tant qu’on en veut. Ils vivent richement, mais on a peur chez eux, Ilia Makârytch. Ah ! comme on a peur !

– De quoi donc as-tu peur, mon enfant ? demanda Béquille, se retournant pour voir si Prascôvia était loin.

– D’abord, quand le mariage a été célébré, j’ai eu peur d’Anîssime Grigôrytch. Il n’est pas méchant ; il ne m’a rien fait ; mais quand il s’approchait de moi, je sentais du froid dans tout mon corps, dans tous mes os. Pas une pauvre petite nuit, je n’ai dormi ; je tremblais tout le temps et je priais Dieu. Maintenant j’ai peur d’Akssînia, Ilia Makârytch ! Elle n’est pas mauvaise, elle sourit toujours, mais par moments elle regarde par la fenêtre et ses yeux sont mauvais, ils brûlent, verts, comme ceux des brebis dans un toit. Les Khrymine jeunes l’entortillent : « Votre vieux, lui disent-ils, a un petit bout de terre de quarante dessiatines à Boutiôkino ; c’est un bout de terre, disent-ils, où il y a de l’argile, du sable et de l’eau ; aussi, disent-ils, Âkssioûcha, fais-toi construire par lui une briqueterie ; nous nous associerons avec toi. » La brique vaut maintenant vingt roubles le mille ; c’est une bonne affaire. Hier soir, après dîner, Akssînia a dit au vieux : « Je veux, dit-elle, monter une briqueterie à Boutiôkino, je serai marchande en mon propre nom. » Elle a dit ça, en souriant, mais la figure de Grigôri Pétrôvitch s’est assombrie ; évidemment ça ne lui plaisait pas. « Tant que je vivrai, a-t-il dit, pas de division ; il faut vivre ensemble. » Elle lui a jeté un regard… elle s’est mise à grincer des dents !… on a porté des beignets ; elle n’en a pas mangé.