– Aha !… s’étonna Béquille ; elle n’en a pas mangé !
– Et dis-moi, je te prie, quand elle dort ? continua Lîpa. Elle s’endort une petite demi-heure et saute en place, et trotte, trotte, pour regarder si les moujiks ne mettent pas le feu ou ne volent pas quelque chose. Elle fait peur, Ilia Makârytch ! Après notre mariage, les Khrymine jeunes n’ont pas été se coucher ; ils sont partis en ville pour plaider. Les gens disent que tout est à cause d’Akssînia. Deux des frères lui ont promis de construire la briqueterie et le troisième se fâche. Leur fabrique est restée fermée un mois. Mon oncle Prôkor n’ayant pas de travail ramassait pendant ce temps-là des croûtes aux portes. En attendant, petit oncle, lui ai-je dit, tu devrais, pour éviter cette honte, aller labourer ou couper du bois. « Je suis déshabitué, m’a-t-il dit, du travail chrétien. Je ne puis rien faire, m’a-t-il dit, Lîpynnka !… »
Ils s’arrêtèrent près d’un petit bois de trembles pour souffler et pour attendre Prascôvia. Elizârov était patron depuis longtemps, mais il n’avait pas de chevaux, et courait tout le district à pied avec une petite besace dans laquelle il avait du pain et des oignons ; il marchait vite, balançant les bras ; le suivre était difficile.
Au bord du bois était planté un poteau de délimitation ; Elizârov le toucha pour voir s’il était solide… Prascôvia arriva, essoufflée. Son visage ridé, toujours effrayé, luisait de bonheur. Elle avait été, aujourd’hui, à l’église comme tout le monde, était allée à la foire et avait bu du poiré aigre. Cela lui était arrivé rarement et il lui semblait que pour la première fois de sa vie elle avait vécu à son plaisir.
Après avoir soufflé, ils partirent tous les trois côte à côte. Le soleil se couchait, et ses rayons, se glissant à travers le bouquet d’arbres, en éclairaient les fûts. Des voix, en avant, retentissaient, bruyantes. Les jeunes filles d’Oukléevo étaient parties en tête depuis longtemps, mais elles s’étaient arrêtées dans le petit bois à ramasser des champignons.
– Allons, les filles ! leur cria Elizârov. Allons, mes belles !
Un rire lui répondit.
– Voici Béquille ! Béquille ! Vieux radis noir !
L’écho riait aussi.
Et puis le bois fut dépassé ; on commença à voir le haut des cheminées d’usine ; la croix scintilla sur le clocher ; ce fut le village, « ce même village où à un enterrement le sacristain avait mangé tout le caviar ». Et c’était déjà presque la maison : il n’y avait plus qu’à descendre dans ce grand fond. Lîpa et sa mère, qui marchaient nu-pieds, s’assirent sur l’herbe pour se chausser. Béquille s’assit avec elles. Regardé de là, Oukléevo, avec ses saules, sa blanche église et sa rivière, paraissait harmonieux et joli ; seuls tranchaient les toits des fabriques, peints par économie en une couleur sombre et barbare. Sur la pente, de l’autre côté, on voyait le seigle, en javelles et en gerbes, éparpillées çà et là comme par un ouragan, et en lignes que l’on ne venait que de couper. L’avoine aussi mûrissait, et, à cet instant-là elle reluisait sous le soleil comme de la nacre. C’était le fort moment du travail. Aujourd’hui fête, le lendemain samedi il fallait rentrer le seigle et lever le foin, et le surlendemain encore fête. Chaque jour, au loin, le tonnerre grondait ; le soleil brûlait ; et il semblait qu’il allait pleuvoir. À regarder les champs chacun se demandait si l’on arriverait à rentrer le blé à temps ; on était joyeux et gai, et inquiet tout ensemble.
– Les faucheurs sont chers maintenant, dit Prascôvia, un rouble quarante par jour !
De la foire de Kazânnskoé la foule venait toujours et toujours : des femmes, des ouvriers en casquettes neuves, des mendiants, des enfants… Tantôt, soulevant la poussière, il passait un chariot derrière lequel courait un cheval non vendu et qui avait l’air heureux de ne l’avoir pas été ; tantôt on tirait par les cornes une vache qui résistait. Puis venait un autre chariot, avec des moujiks ivres, dont les jambes pendaient. Une vieille menait un enfant qui avait un grand chapeau et de grandes bottes. L’enfant n’en pouvait plus de chaleur et du poids de ses bottes, qui l’empêchaient de plier les jambes, et cependant il ne cessait de souffler de toutes ses forces dans une trompette. On était déjà descendu au fond de la combe, on tournait dans la rue, la trompette s’entendait toujours.
– Chez nos fabricants, quelque chose cloche, dit Elizârov, c’est affreux ! Kostioukov s’est fâché après moi. « Il a passé beaucoup de planches dans les corniches », m’a-t-il dit. « Comment beaucoup ? Ce qu’il en a fallu, Vassîli Danîlytch, il en a passé. Je ne mange pas les planches avec mon gruau. » « Comment, a-t-il dit, peux-tu me parler comme ça ? Brute ! espèce de je ne sais quoi ! Ne t’oublie pas ! Je t’ai fait contremaître ! » a-t-il crié. « En voilà, ai-je dit, une merveille ! Quand je n’étais pas contremaître, ai-je dit, je buvais tout de même du thé chaque jour. » « Vous êtes tous des filous », a-t-il dit. Je n’ai rien dit. Dans ce monde nous sommes les filous, ai-je pensé, et vous le serez dans l’autre. Ho !… ho !… ho !… Le lendemain il s’était radouci : « Ne m’en veuille pas, m’a-t-il dit, Makârytch, pour mes paroles. Si j’ai dit quelque chose de trop, a-t-il dit, songe que je suis marchand de la première guilde et au-dessus de toi ; tu es obligé de te taire. » « Vous êtes marchand de la première guilde, lui ai-je dit, et je suis charpentier, c’est vrai. Mais saint Joseph aussi était charpentier, lui ai-je dit. Notre métier est juste et agréable à Dieu ; mais si cela vous plaît de vous dire au-dessus de moi, faites à votre guise, Vassîli Danîlytch. » Mais après notre conversation, j’ai songé : lequel est au-dessus de l’autre : le marchand de la première guilde ou le charpentier ? Ce doit être le charpentier, mes enfants !
Béquille réfléchit et ajouta :
– Celui qui peine et qui souffre, celui-ci est au-dessus de l’autre.
Le soleil était déjà couché et un brouillard blanc comme du lait se levait sur la rivière, sur l’enceinte de l’église et sur les champs près des usines. Tandis que l’obscurité venait vite, en bas des feux luisaient et il semblait que le brouillard cachait un précipice sans fond. À cet instant il semblait peut-être à Lîpa et à sa mère qui étaient nées pauvres et étaient préparées à le demeurer toute leur vie, donnant tout à autrui hormis leurs pauvres âmes effarées, il leur semblait peut-être confusément, que, dans l’ordre infini des vies de ce monde immense et mystérieux, elles aussi étaient une force et qu’elles étaient au-dessus de quelqu’un. Elles étaient contentes d’être assises ainsi sur la hauteur, et elles souriaient de plaisir, oubliant que, tôt ou tard, il faudrait redescendre.