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Il ouvrit la porte, et, courbant le doigt, fit signe à Lîpa de venir. Elle s’approcha avec son enfant sur les bras.

– Lîpynnka, lui dit-il, si tu as besoin de quelque chose, demande-le. Mange ce qui te fera plaisir, nous ne le regretterons pas pourvu que tu te portes bien. (Il fit sur l’enfant le signe de la croix.) Garde-moi mon petit-fils. Je n’ai plus de fils ; le petit m’est resté.

Des larmes lui coulèrent sur les joues ; il soupira et sortit. Peu après il se coucha et s’endormit profondément, après une semaine d’insomnie.

VII

Tsyboûkine venait de passer quelques jours à la ville. Quelqu’un raconta à Akssînia qu’il y était allé voir le notaire et faire un testament, par lequel il laissait Boutiôkino, où elle avait établi sa briqueterie, à son petit-fils Nikîphore. On lui annonça cela le matin, tandis que Varvâra et le vieux, assis sous l’appentis de la porte, près du bouleau, prenaient le thé. Elle ferma la boutique sur la rue et sur la cour, réunit toutes les clefs qu’elle avait et les jeta aux pieds de Tsyboûkine.

– Je ne veux plus travailler pour vous ! cria-t-elle avec véhémence, et soudain elle éclata en sanglots. Je ne suis pas entrée ici comme bru, mais comme ouvrière ! Tout le monde se moque : « Voyez, dit-on, quelle bonne ouvrière ont trouvée les Tsyboûkine ! » Je ne me suis pas louée chez vous ; je n’étais pas une mendiante, une servante quelconque ; j’ai mon père et ma mère.

Elle n’essuyait pas ses larmes et fixait sur Tsyboûkine ses yeux qui débordaient, et que la colère faisait loucher. Son visage et son cou étaient rouges et tendus, car elle criait de toute sa force.

– Je ne veux plus servir, continua-t-elle ; j’en ai assez ! Travailler, me tenir tout le long du jour dans la boutique, trotter les nuits pour l’eau-de-vie, c’est bon pour moi ! Et pour la terre, la donner, c’est à cette forçate avec son diabloteau. Elle est ici la maîtresse, la dame, et moi sa servante ! Donnez-lui donc tout, à elle, à la prisonnière, que ça l’étouffe ; et moi je retournerai chez moi ! Trouvez une autre sotte, hérodes maudits !

Le vieux, de toute sa vie, n’avait jamais crié ; jamais il n’avait châtié ses enfants, et l’idée ne lui était jamais venue qu’un de ses enfants pût lui dire des gros mots ou se comporter vis-à-vis de lui irrespectueusement Aussi il s’effraya beaucoup, rentra en courant dans la maison et se cacha derrière une armoire. Varvâra fut si interdite qu’elle ne put se lever. Elle ne fit que remuer les mains comme si elle voulait se défendre d’une abeille.

– Hélas ! mes petits pères, murmura-t-elle avec effroi, qu’est-ce que c’est ! Qu’est-ce qu’elle a ? Ah la la la ! Les gens vont entendre !… Pas si haut du moins ! Oh ! pas si haut !

– Vous avez donné Boutiôkino à la forçate, continua à crier Akssînia, donnez-lui tout ! Il ne me faut rien de vous ! Rentrez sous terre ; vous êtes tous de la même clique ! J’en ai assez !… Vous volez les passants et les voyageurs, brigands ! Vous volez le vieux et le jeune ! Qui est-ce qui vend de l’eau-de-vie sans patente ? Et la fausse monnaie ! Ils en ont rempli leurs coffres, et maintenant je ne leur fais plus besoin !…

Déjà on se rassemblait auprès des portes grandes ouvertes et on regardait dans la cour.

– Que les gens regardent ! criait Akssînia ; je vous confondrai ! Vous allez brûler de honte ! Vous allez vous traîner à mes pieds ! Eh ! Stépane, cria-t-elle au sourd, nous partons à l’instant pour chez moi ; nous allons chez mon père et chez ma mère ; je ne veux pas vivre avec des forçats ! Prépare-toi.

Du linge était étendu dans la cour sur des cordes. Elle enleva ses jupons et ses camisoles encore mouillés et les jeta dans les bras du sourd. Ensuite, exaspérée, elle se précipita sur le reste du linge, l’arracha, jeta par terre tout ce qui n’était pas à elle, et le trépigna.

– Ah ! mes amis, gémissait Varvâra, calmez-la ! Qu’est-ce qu’elle a ? Rendez-lui Boutiôkino ! rendez-le-lui au nom du Christ !

– En voilà une femme ! disait-on dans la rue. C’en est une femme !… Elle est d’une colère ; c’est effrayant !

Akssînia entra en courant dans la cuisine où l’on faisait une lessive. Lîpa y était seule, savonnant ; la cuisinière était allée rincer du linge à la rivière. De la vapeur sortait de l’auge de bois et de la marmite près du foyer ; la cuisine était pleine de buée et l’air y était étouffant. Par terre restait un tas de linge sale, et auprès, sur un banc, étirant ses petites jambes rouges, était couché Nikîphore, en sorte que s’il fût tombé, il n’eût pas pu se faire de mal. Lîpa venait de tirer du tas une des chemises d’Akssînia, et, la mettant dans l’auge, elle allongeait le bras vers la table sur laquelle était posé, plein d’eau bouillante, un long puisoir.

– Rends cela ! dit Akssînia, la regardant avec haine et tirant sa chemise de l’auge. Ce n’est pas ton affaire de toucher mon linge ! Tu es la femme d’un forçat et tu dois savoir ta place !

Lîpa la regarda, craintive, sans comprendre, mais tout à coup, surprenant le regard qu’elle jetait à son enfant, elle comprit, et elle pâlit comme une morte.

– Tu as pris ma terre, voilà pour toi !

Disant cela, Akssînia saisit le puisoir et renversa d’un coup l’eau bouillante sur Nikîphore…

Il s’entendit un cri comme on n’en avait jamais entendu à Oukléevo et il ne semblait pas qu’une créature aussi faible que Lîpa pût crier ainsi. Un silence, soudainement, se fit tout à l’entour. Akssînia rentra dans la maison, sans mot dire, avec toujours son même sourire naïf… Le sourd, tenant du linge dans ses bras, continua à aller et venir dans la cour, puis se mit à l’étendre, sans rien dire, sans se presser.

Tant que la cuisinière ne fut pas revenue de la rivière, personne ne se décida à entrer dans la cuisine et à regarder ce qu’il y avait.

VIII

On emmena Nikîphore à l’hôpital du zemstvo, où il mourut vers le soir. Lîpa n’attendit pas qu’on vînt la chercher, et, ayant enveloppé le cadavre de son enfant dans une couverture, elle l’emporta.

L’hôpital, nouvellement construit, avec de grandes fenêtres, était bâti sur une hauteur ; le soleil couchant l’éclairait tout et il semblait que dedans il y eût le feu. En bas était un hameau ; Lîpa y descendit et s’assit près d’un petit étang où une femme avait mené boire son cheval. Le cheval ne buvait pas.

– Que te faut-il encore ? disait la femme. Que te faut-il ?

Au bord de l’eau, un enfant à chemise rouge nettoyait les bottes de son père. Pas une autre âme, ni au hameau, ni sur la hauteur.

– Il ne boit pas…, dit Lîpa, regardant le cheval.

Mais la femme et l’enfant partirent, et il n’y eut plus personne. Le soleil s’était couché, se couvrant d’un brocart d’or et de pourpre, et de longs nuages, rouges et lilas, s’étendaient sur le ciel pour garder son repos. Quelque part, au loin, un butor, comme une vache enfermée dans une étable, criait d’une voix mélancolique et sourde. Chaque printemps on entendait le cri de cet oiseau mystérieux, mais personne ne savait comment il est ni où il vit. En haut, à l’hôpital, dans les arbustes de l’étang, au hameau, et partout dans les champs, les rossignols chantaient. Un coucou comptait l’âge de quelqu’un, s’embrouillait dans ses comptes et recommençait. Les grenouilles, sur l’étang, furieuses, s’appelaient à tue-tête, et l’on pouvait distinguer leurs mots « Et toi de même ! Et toi de même ! » (I ty takôva ! I ty takôva !) Quel vacarme ! Il semblait que tous ces êtres criaient et chantaient pour que personne, ce soir de printemps, ne pût dormir, pour que tout, et même les grenouilles furieuses, jouît de chaque minute et la chérît, car la vie n’est donnée qu’une fois.