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Le croissant de la lune brillait dans le ciel et il y avait beaucoup d’étoiles. Lîpa ne se souvint pas depuis combien de temps elle était assise auprès de l’étang. Quand elle se leva pour partir, tout le monde au hameau dormait ; aucune lumière n’était plus allumée. Il devait y avoir jusqu’à Oukléevo douze verstes, ses forces n’y suffisaient pas, et elle ne pouvait pas s’imaginer comment elle y arriverait. La lune luisait tantôt devant elle, tantôt sur sa droite, et le coucou criait toujours, mais d’une voix enrouée maintenant, ironique et taquine, qui semblait dire : Prends garde, tu t’égareras !

Lîpa marchait vite et avait perdu son mouchoir de tête… Elle regardait le ciel et se demandait où pouvait être l’âme de son enfant : les suivait-elle ou planait-elle là-haut, près des étoiles, sans plus songer déjà à sa mère ? Comme on est seule la nuit dans la campagne au milieu de tous ces cris de joie, quand on ne peut pas se réjouir, lorsque la lune vous regarde, toute seule aussi dans le ciel et à qui il est indifférent que ce soit le printemps ou l’hiver et que les gens soient vivants ou morts… Il est pénible, quand on a eu du malheur, de n’avoir personne autour de soi ; ah ! si elle avait auprès d’elle sa mère Prascôvia, ou Béquille, ou la cuisinière, ou quelque moujik !…

– Bou-ou ! criait le butor, bou-ou !

Tout à coup s’entendit distinctement une voix d’homme :

– Attelle, Vavîla !

Au bord de la route, un feu brillait devant Lîpa ; il n’y avait déjà plus de flamme ; seules luisaient les braises rouges. On entendait des chevaux brouter. Deux chariots, dans les ténèbres, se dessinèrent. Sur l’un, il y avait un tonneau, et sur l’autre plus bas, des sacs. Puis on distingua deux hommes. Un des hommes amenait un cheval pour l’atteler, l’autre, les mains derrière le dos, demeurait immobile près du feu. Un chien grogna près des chariots. L’homme qui menait le cheval s’arrêta et dit :

– On dirait que quelqu’un vient sur la route.

– Boulette, tais-toi ! cria l’autre au chien.

On put comprendre à la voix que ce second homme était vieux. Lîpa s’arrêta et dit :

– Dieu vous aide !

Le vieux s’approcha d’elle et répondit alors :

– Bonsoir.

– Votre chien ne me mordra pas, grand-père ?

– Non, avance ; il ne te touchera pas.

– Je viens de l’hôpital, dit Lîpa, après un peu de silence. Mon petit y est mort. Je le rapporte à la maison.

Il fut désagréable sans doute au vieillard d’entendre cela, car il s’éloigna et dit vite :

– Tant pis, ma chère. La volonté de Dieu ! Comme tu lambines, garçon, dit-il à son compagnon en se rapprochant de lui. Si tu te pressais !

– L’arc des brancards n’est pas là, dit le garçon. Je ne le vois pas.

– Ah ! tu es un vrai Vavîla.

Le vieillard prit un tison et souffla dessus ; il n’y eut d’éclairés que ses yeux et son nez. L’arc retrouvé, il approcha le tison de Lîpa, et jeta un regard sur elle. Ce regard exprimait de la compassion et de la tendresse.

– Tu es mère, lui dit-il ; chaque mère regrette son enfant.

Et il soupira en secouant la tête. Vavîla jeta quelque chose sur le feu et trépigna dessus ; aussitôt tout devint noir. La vision disparut et il n’y eut plus comme auparavant que les champs, et le ciel avec des étoiles. Les oiseaux ramageaient, s’empêchant les uns les autres de dormir ; un râle criait, à l’endroit même, semblait-il, où il y avait eu le brasier. Mais une minute passa et on vit de nouveau les chariots, le vieillard et le long Vavîla. Les chariots grincèrent, avançant sur la route.

– Vous êtes des saints ? demanda Lîpa au vieillard.

– Non ; nous sommes de Firssânovo.

– Tu m’as regardée tout à l’heure et mon cœur s’est amolli. Le garçon est doux lui aussi. J’ai pensé : ce doit être des saints.

– Tu vas loin ?

– À Oukléevo.

– Monte, nous te mènerons jusqu’à Kouzménnki, tu n’auras plus qu’à aller tout droit ; nous prendrons à gauche.

Vavîla monta sur le chariot au tonneau ; Lîpa et le vieillard sur l’autre. Ils partirent au pas, Vavîla en avant.

– Mon petit a souffert tout le jour, dit Lîpa. Il regardait de ses petits yeux et se taisait. Il voulait parler et ne pouvait pas. Seigneur, mon Dieu, Reine des cieux ! De chagrin, je tombais à chaque minute par terre. J’étais debout et je tombais près du lit. Dis-moi, grand-père, pourquoi un petit doit souffrir avant de mourir ? Quand une grande personne souffre, une femme ou un homme, leurs péchés leur sont pardonnés, mais pourquoi un enfant souffre-t-il, lorsqu’il n’a pas de péchés ? Pourquoi ?

– Eh ! qui le sait ! dit le vieillard.

Ils marchèrent une demi-heure sans parler.

– On ne peut pas tout savoir, le pourquoi et le comment, reprit le vieillard. Il est donné à l’oiseau deux ailes et non pas quatre, parce qu’avec deux il peut voler. De même il n’est pas donné à l’homme de tout savoir, mais la moitié seulement ou le quart des choses. Il sait juste ce qu’il lui faut pour vivre sa vie.

– Grand-père, il vaudra mieux que je marche. Maintenant mon cœur saute.

– Ça ne fait rien ; reste.

Le vieillard bâilla et fit un signe de croix devant sa bouche.

– Ça ne fait rien…, répéta-t-il. Ton chagrin n’est qu’un demi-chagrin. La vie est longue. Il y aura encore pour toi du bon et du mauvais, de tout ! Grande est notre mère Russie ! dit-il, regardant autour de lui. Je suis allé par toute la Russie ; j’y ai tout vu. Tu dois en croire mes paroles, ma chère ; tu auras du bon et du mauvais. J’ai été à pied en Sibérie ; j’ai été sur l’Amour et sur l’Altaï. En Sibérie j’avais émigré, j’y ai labouré la terre, et puis le mal du pays m’a pris pour notre mère Russie, je suis revenu à mon village. Nous sommes revenus à pied. Je me rappelle, une fois nous étions sur un bateau, j’étais maigre, maigre, tout déchiré, pieds nus ; j’étais gelé ; je suçais une croûte. Un monsieur qui voyageait sur ce bateau (s’il est mort, que Dieu ait son âme !) me regarde avec pitié ; ses larmes coulent : « Ah ! me dit-il, ton pain est noir, tes jours sont noirs !… » Je suis revenu au village, comme on dit, sans pieu ni cour. J’avais une femme ; elle est restée en Sibérie ; on l’y a enterrée. Et maintenant je suis manœuvre. Eh quoi ? Je te le dis : il y a eu ensuite du mauvais et il y a eu du bon. Et je ne veux pas mourir, ma petite ! Je voudrais vivre encore une vingtaine d’années. C’est donc qu’il y a eu plus de bon que de mauvais. Grande est notre mère Russie !… dit-il en regardant de nouveau à droite et à gauche, et en regardant derrière lui.

– Grand-père, demanda Lîpa, quand un homme meurt, combien de jours ensuite son âme reste-t-elle sur la terre ?

– Qui le sait ! Tiens, demandons à Vavîla, il a été à l’école ; maintenant, on apprend toutes sortes de choses. Vavîla ? appela-t-il.

– Hein ?

– Vavîla, quand un homme meurt, combien de temps son âme reste-t-elle sur la terre ?

Vavîla arrêta son cheval et répondit :

– Neuf jours. Mon grand-père Kyrille est mort et son âme a vécu ensuite treize jours dans notre isba.

– Comment le sais-tu ?

– Treize jours ça a frappé dans le poêle.

– Allons, bien… Marche, dit le vieillard.

Il était visible qu’il ne croyait à rien de tout cela.

Auprès de Kouzménnki, les chariots tournèrent sur la grande route et Lîpa continua son chemin. Il faisait déjà clair.

Lorsqu’elle redescendit dans le bas-fond, les isbas d’Oukléevo et l’église étaient cachées dans le brouillard. Le temps était froid, et il semblait à Lîpa que le même coucou chantait toujours.