Je ne dirai pas que tous les livres français aient du talent, de l’esprit et soient généreux. Eux aussi ne me satisfont pas. Mais ils sont moins ennuyeux que les livres russes, et il n’est pas rare d’y trouver le principal élément de la création : le sentiment de liberté personnelle, qu’on ne trouve pas chez les auteurs russes. Je ne me souviens pas d’une seule de ces nouveautés, dans laquelle l’auteur ne s’efforce pas de s’entortiller, dès les premières lignes, dans toutes les conventions possibles et tous les marchandages avec sa conscience. L’un a peur de parler du nu ; l’autre se lie bras et jambes par l’analyse psychologique ; au troisième, il faut « une chaude sympathie pour l’humanité » ; un quatrième barbouille exprès des pages entières de descriptions de la nature pour n’être pas soupçonné d’être tendancieux. L’un, dans ses œuvres, veut être absolument petit-bourgeois ; l’autre absolument noble, etc. Du parti pris, de la prudence, de la ruse ; mais ni la liberté, ni la virilité d’écrire ce qu’on veut, – et, partant, pas de création.
Tout cela se rapporte à ce qu’on appelle les belles-lettres.
Pour les articles russes sérieux, en sociologie, en art, par exemple, etc., je ne les lis pas, uniquement par timidité. Dans ma jeunesse, j’avais, je ne sais pourquoi, la peur des suisses et des huissiers de théâtre. Et cette peur m’est restée jusqu’à ce jour ; maintenant encore, je les crains. On dit que ce qu’on ne comprend pas est seul effrayant : il est très difficile, en réalité, de comprendre pourquoi les suisses et nos ouvreurs sont si imposants. En lisant des articles sérieux, je ressens une peur indéterminée de cette espèce. Une importance insolite, un ton familier de général, une façon légère de se comporter avec les auteurs étrangers, un art d’enfiler des perles avec dignité, tout cela est pour moi incompréhensible, étrange, et ne ressemble pas au ton modeste et de tranquille gentilhommerie auquel je suis habitué en lisant nos écrits de médecine et d’histoire naturelle. Non moins que des articles, il m’est pénible de lire les traductions que font, ou que dirigent de sérieuses gens russes. Le ton présomptueux, bienveillant des préfaces, l’abondance des notes du traducteur, m’empêchent de me recueillir. Les points d’interrogation et les sic entre parenthèses, dispensés d’une main généreuse dans tout l’article, me semblent un attentat autant à la personnalité de l’auteur qu’à l’indépendance du lecteur.
Une fois, je fus désigné comme expert auprès d’un tribunal d’arrondissement. Pendant une suspension d’audience, un expert me fit remarquer la grossièreté du procureur envers les inculpés, parmi lesquels se trouvaient deux femmes instruites. Il me semble, sans rien exagérer, répondis-je à mon collègue, que cette grossièreté n’était pas plus forte que celle que déploient les uns envers les autres les auteurs d’articles sérieux. Ces grossièretés sont si grandes qu’on ne peut en parler qu’avec un sentiment pénible. Tels écrivains qu’ils critiquent, ils se comportent envers eux, ou avec trop de respect, au mépris de leur propre dignité, ou les traitent, au contraire, bien plus cavalièrement que je ne traite, dans, ces mémoires et idées, mon futur gendre Gnekker. Les griefs d’irresponsabilité, d’impureté des intentions et de toute sorte de crimes capitaux forment l’ornement coutumier des articles sérieux. Et c’est là, comme aiment à le dire dans leurs bouts d’articles les jeunes médecins, l’ultima ratio. De pareils procédés doivent inévitablement se répercuter sur les mœurs de la jeune génération d’écrivains, et aussi ne m’étonné-je pas que, dans les œuvres nouvelles dont se sont enrichies ces dix ou quinze dernières années nos belles-lettres, les héros boivent trop de vodka et les héroïnes soient insuffisamment chastes.
Je lis donc des livres français, et je regarde par la fenêtre ouverte. J’aperçois les pointes de ma palissade, deux ou trois arbres maigres et, au delà de la palissade, la route, les champs, et une large bande de forêt de pins. J’observe souvent un petit garçon et une petite fille, tous deux blonds et déguenillés, qui grimpent sur la balustrade et se moquent de ma calvitie. Dans leurs yeux brillants, je lis : « Regarde le déplumé. » Ce sont, à peu près, les seuls êtres qui ne se soucient ni de ma célébrité, ni de mon titre.
Je n’ai plus, maintenant, des visites chaque jour. Je ne mentionnerai que celles de Nicolas et de Piôtre Ignâtiévitch.
Nicolas vient ordinairement les jours de fête, pour affaire en apparence, mais surtout pour me voir ; il se montre très en gaieté, ce qui ne lui arrive pas l’hiver.
– Qu’as-tu à me dire ? lui demandé-je, en venant le trouver dans l’antichambre.
– Excellence, dit-il, plaçant la main sur son cœur et me regardant avec un enthousiasme d’amoureux, que Dieu me punisse ! Que la foudre me tue sur place ! Gaudeamous igitour iouvenestoum !{9}
Et il me baise avidement aux épaules, aux manches et aux boutons de mes habits.
– Tout va bien, là-bas ? demandé-je.
– Excellence, tout se passe comme devant le vrai Dieu…
Il ne cesse d’invoquer Dieu sans aucune nécessité. Il m’ennuie vite, et je l’envoie à la cuisine où on lui donne à manger.
Piôtre Ignâtiévitch vient aussi aux jours de fêtes, pour me faire visite et partager avec moi ses pensées. Il s’assied près de ma table, modeste, propre, réfléchi, ne se décidant ni à croiser les jambes ni à s’accouder. Et, tout le temps, il me raconte, de sa petite voix douce, égale, d’un ton uni et livresque, diverses nouveautés, à son sens très intéressantes et piquantes, qu’il a lues dernièrement. Toutes ces nouveautés se ressemblent et relèvent de ce type : un Français a fait une découverte ; un Allemand lui a porté un démenti, démontrant que cette découverte avait été faite, dès 1870, par un Américain ; et un troisième auteur, aussi allemand, les daube tous les deux, en démontrant que tous deux se sont mépris, en prenant au microscope des bulles d’air pour un pigment noir. Piôtre Ignâtiévitch, même quand il veut me faire rire, me raconte les choses longuement, en détail, comme s’il soutenait une thèse, avec la référence circonstanciée des sources dont il s’est servi, tâchant de ne se tromper ni dans les dates, ni dans les numéros de revues, ou les noms, en sorte qu’il ne dit pas, par exemple, M. Petit, mais infailliblement Jean-Jacques Petit. Il reste parfois dîner avec nous et, pendant tout le repas, il raconte toutes ces piquantes histoires qui amènent l’abattement chez tous les dîneurs. Si Gnekker et Lîsa mettent la conversation sur les fugues, le contrepoint, Brahms et Bach, il baisse modestement les yeux et reste confus. Il a honte qu’en présence de gens aussi sérieux que moi et lui, on parle de choses si communes.