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« Pourvu que les enfants ne soient pas gelés… » pense Goûssév. Que Dieu leur donne de l’esprit et de la raison pour qu’ils honorent leurs parents, mais qu’ils n’aient pas plus d’esprit que père et mère… »

– Il faut ici de nouvelles semelles, dit, dans le délire, d’une voix grave, le matelot malade. Oui, oui !

Les idées de Goûssév se déchirent, et soudain, sans rime ni raison, apparaît, à la place de l’étang, une grosse tête de bœuf sans yeux. Le traîneau et le cheval s’arrêtent et sont emportés en tourbillon dans de la fumée noire. Goûssév est heureux cependant d’avoir vu ses proches. La joie lui coupe la respiration. Des frissons le parcourent, ses doigts tremblent.

– Dieu nous a permis de nous revoir ! marmonne-t-il dans le délire.

Et, tout aussitôt, il ouvre les yeux et cherche à tâtons, dans l’obscurité, de l’eau pour boire.

Ayant bu, il se recouche, et les traîneaux se remettent à marcher. Puis réapparaissent la tête de bœuf sans yeux, la fumée et les nuages…

Ainsi jusqu’à l’aube.

II

Dans l’obscurité se dessine d’abord un rond bleu ; c’est le hublot. Puis Goûssév distingue peu à peu son voisin de hamac, Pâvel Ivânytch.

Pâvel Ivânytch dort, assis, parce que, couché, il étouffe. Son visage est gris, son nez long et pointu ; ses yeux sont énormes parce qu’il a horriblement maigri. Ses tempes sont creuses, sa barbe est rare, ses cheveux longs… En regardant sa figure, on ne peut pas comprendre de quelle condition il est : noble, marchand ou moujik ? À en juger par l’expression de ses traits et par ses longs cheveux, il semble un homme qui jeûne et se macère, un novice de couvent ; mais, à ses paroles, on ne pense pas que ce soit un moine. Il est épuisé par la toux, la chaleur et par sa maladie ; il respire avec peine et remue ses lèvres desséchées. Remarquant que Goûssév le regarde, il tourne la tête vers lui, et dit :

– Je commence à deviner… Oui… maintenant je comprends parfaitement tout !

– Que comprenez-vous, Pâvel Ivânytch ?

– Voilà… Il me semblait étrange que vous, qui êtes sérieusement malade, vous vous trouviez, au lieu d’être au repos, sur un bateau où l’on étouffe, où l’on brûle, où l’on tangue ; bref, où tout vous menace de mort. Mais, maintenant, pour moi, tout est clair… Oui… Vos médecins vous ont mis en bateau pour se débarrasser de vous… Ça les ennuie de s’occuper de vous, animaux que vous êtes… Vous ne les payez pas, vous leur donnez du tracas, et vos morts gâtent leurs états… Donc vous êtes des animaux ! Et, se débarrasser de vous n’est pas difficile… Pour cela, d’abord, il n’y a qu’à avoir ni conscience ni amour de l’humanité, et, secondement, à tromper le commandement du bateau. On peut ne pas tenir compte du premier point ; nous sommes en ce sens des artistes ; et avec un peu d’habitude, le second point réussit toujours. Dans une masse de quatre cents soldats et matelots, bien portants, on ne remarque pas cinq malades. On vous embarque ; on vous mêle aux bien portants ; on vous compte en hâte ; et, dans le brouhaha du départ, on ne relève rien d’anormal. Une fois le bateau en route, on a remarqué seulement que, sur le pont, traînaient des paralytiques et des tuberculeux au dernier degré.

Goûssév ne comprend pas Pâvel Ivânytch. Pensant qu’on lui fait une semonce, il dit, pour se disculper :

– J’étais couché sur le pont parce que je ne tenais pas debout. Pendant qu’on m’a transbordé du cargo sur le bateau, j’ai eu très froid.

– C’est révoltant ! continue Pâvel Ivânytch. D’autant plus qu’ils savent parfaitement que vous ne pourrez pas supporter cette longue traversée ; mais ils vous ont embarqués tout de même. Admettons que vous arriviez jusqu’à l’océan Indien. Mais après… C’est horrible d’y penser !… Et voilà tout le remerciement pour un fidèle et irréprochable service !…

Pâvel Ivânytch roule des yeux méchants, se renfrogne avec dégoût, et dit en étouffant :

– En voilà à qui il faudrait en donner dans les journaux, à en user les plumes !…

Les deux soldats et le matelot malade se sont éveillés et se sont mis à jouer aux cartes. Le matelot est à demi couché sur son hamac ; les soldats sont assis sur le pont, près de lui, dans les poses les plus incommodes. L’un des soldats a le bras droit bandé et le poignet entouré d’une vraie boule de pansement, de telle sorte qu’il tient les cartes sous son aisselle droite ou au pli du coude, et joue de la main gauche. Le tangage est très violent ; on ne peut ni se tenir debout, ni boire le thé, ni prendre les remèdes.

– Tu étais ordonnance ? demande à Goûssév Pâvel Ivânytch.

– Justement, ordonnance.

– Mon Dieu, mon Dieu ! fait Pâvel Ivânytch, hochant mélancoliquement la tête. Arracher un homme à son pays natal, lui faire faire quinze mille verstes et lui faire attraper la tuberculose, et… et pourquoi tout cela, je vous le demande ?… pour en faire l’ordonnance d’un capitaine Kopêïkine ou d’un enseigne Dyrka…[65]. Quelle logique y a-t-il à cela ?

– Le fourbi n’est pas difficile, Pâvel Ivânytch. Tu te lèves le matin, tu cires les bottes, tu allumes le samovar, tu fais les chambres, et ensuite plus rien à faire. Le lieutenant dessine des plantes toute la journée[66], et toi, si tu veux, prie Dieu, lis des livres, va dans la rue ! Que Dieu donne à chacun une pareille existence !

– Oui, très bien ; le lieutenant dessine des plantes, et toi, toute la journée, tu restes à la cuisine à regretter ton pays… Des plantes !… Il ne s’agit pas de plantes, mais de vie humaine ! La vie n’est pas donnée deux fois, il faut l’épargner.

– Ça, c’est vrai, Pâvel Ivânytch. Un mauvais sujet n’est ménagé nulle part, ni chez lui, ni au service ; mais si tu vis comme il faut et si tu obéis, quel besoin a-t-on de te malmener ? Les maîtres instruits comprennent ça… En cinq ans, je n’ai pas été une seule fois à la salle de police ; et, cogné… je ne l’ai été, – que Dieu m’en fasse souvenir, – pas plus d’une fois…

– Pourquoi ça ?

– Pour une batterie. J’ai la main lourde, Pâvel Ivânytch. Quatre manzas étaient venus dans notre cour porter du bois, si je me rappelle bien ; je m’embêtais, et leur ai foulé les côtes. Le nez de l’un de ces damnés a saigné… Le lieutenant a vu ça d’une fenêtre ; il s’est fâché et m’a flanqué un coup sur l’oreille…

– Imbécile, pitoyable individu… murmure Pâvel Ivânytch, tu ne comprends rien !

Tout à fait anéanti par le tangage, il ferme les yeux ; sa tête s’incline tantôt en arrière, tantôt sur sa poitrine. Plusieurs fois il essaie de se coucher, mais sans y réussir ; l’étouffement l’en empêche.

– Et pourquoi, demande-t-il peu après, as-tu battu les manzas ?

– Pour rien. Ils sont entrés dans la cour et je les ai battus.

Le silence renaît… Deux heures de suite les joueurs jouent avec furie, en jurant, mais le tangage les fatigue, eux aussi. Ils abandonnent les cartes et s’étendent. Goûssév revoit le grand étang, la fabrique, son village… Les traîneaux repassent ; Vânnka recommence à rire, et Akoûlka, la sotte, a déboutonné sa pelisse et sort ses jambes du traîneau : « Voyez, braves gens, j’ai des bottes de feutre toutes neuves, pas comme celles de Vânnka ! »

– Elle va sur ses six ans, délire Goûssév, mais n’a toujours pas de raison. Au lieu de sortir tes jambes, apporte à boire à ton oncle le soldat ! je te donnerai des bonbons.

Voici Anndrone, un fusil à pierre sur l’épaule. Il porte un lièvre qu’il a tué. Le vieux juif Issârtchik le suit et lui propose d’échanger son lièvre pour un morceau de savon. Voici, dans l’entrée de l’isba, une génisse noire. Voici Dômna, qui coud une chemise et pleure, on ne sait pourquoi. Et voici encore la tête de bœuf sans yeux, et la fumée noire…