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Dans mon état d’esprit actuel, il suffit de cinq minutes pour qu’il m’ennuie autant que si je le voyais et l’entendais de toute éternité. Je déteste ce malheureux. Sa douce, son égale voix, son parler livresque me font dépérir. Ses récits m’hébètent… Il a pour moi les meilleurs sentiments. Il ne parle que pour me faire plaisir, et je le paye en le regardant fixement comme si je voulais l’hypnotiser. Et je pense : « Va-t’en, va-t’en, va-t’en ! » Mais il ne se soumet pas à la suggestion et il reste, reste, reste…

Tant qu’il reste chez moi, je ne puis me détacher de la pensée : « Il est possible qu’à ma mort, il soit nommé à ma place. » Et mon pauvre auditoire m’apparaît comme une oasis dans laquelle un ruisseau se tarit. Et je ne suis pas aimable pour Piôtre Ignâtiévitch. Je reste silencieux, morose, comme s’il était coupable de semblables pensées et pas moi. Quand il commence, à son habitude, à exalter les savants allemands, je ne l’écoute plus débonnairement comme jadis ; je marmonne sourdement :

– Vos Allemands sont des ânes…

C’est le même sentiment que celui de feu le professeur Nikîta Krylov, qui, se baignant un jour à Reval, avec Pirogov, et, trouvant l’eau très froide, s’écria : « Sales Allemands ! » Je me conduis mal avec Piôtre Ignâtiévitch, et ce n’est que quand il part et que je vois par la fenêtre son chapeau gris disparaître derrière la palissade, que je veux l’appeler et lui dire : « Pardonnez-moi, mon chéri. »

Le dîner est encore plus ennuyeux que l’hiver. Ce Gnekker, que je hais maintenant et méprise, dîne presque chaque jour chez nous. Naguère, je souffrais sa présence en silence ; maintenant je lui envoie des pointes qui font rougir ma femme et Lîsa. Entraîné par le mauvais sentiment, je dis souvent de pures bêtises, et je ne sais pas pourquoi je les dis. C’est ce qui est arrivé un jour. Je l’avais longtemps regardé avec mépris, et, sans sujet, je m’enflammai :

Il arrive aux aigles de voler plus bas que les poules.

Mais les poules ne s’élèvent jamais jusqu’aux nues{10}

Et ce qui est le plus ennuyeux, c’est que la poule Gnekker se montre bien plus spirituelle que l’aigle-professeur. Sachant que ma femme et ma fille le soutiennent il observe la tactique que voici : il répond à mes pointes par un silence indulgent (le vieux, a-t-il l’air de dire, a déménagé ; à quoi bon discourir avec lui ?), ou bien il me raille avec bonhomie. Il faut admirer jusqu’à quel point un homme peut s’amoindrir. Je pense pendant tout le repas, et je le souhaite, que Gnekker apparaîtra un véritable aventurier, que ma femme et Lîsa comprendront leur erreur, et combien je pourrai les taquiner… Et autres laides pensées de ce genre, alors que j’ai déjà un pied dans la fosse !

Il survient aujourd’hui des incidents désagréables, dont je n’avais idée autrefois que par ouï-dire. Autant que j’en aie honte, j’en rapporterai un, qui s’est produit ces jours-ci après dîner.

J’étais assis dans ma chambre et fumais ma pipe. Ma femme entre comme d’habitude, s’assied, et commence à me dire qu’il serait bien, tandis qu’il fait beau et que j’ai du temps libre, de me rendre à Khârkov, et d’y savoir quel homme est Gnekker.

– C’est bien, j’irai… réponds-je.

Ma femme, contente, se lève et va sortir ; mais, tout de suite, elle revient et dit :

– À propos, encore une question. Je sais que tu vas te fâcher, mais mon devoir est de te prévenir… Excuse-moi, Nicolas Stépânyteh, mais toutes nos connaissances et nos voisins commencent à dire que tu vas bien souvent chez Kâtia. Elle est intelligente, cultivée, et je ne contredis pas qu’il soit agréable de passer le temps avec elle, mais, à ton âge, et dans ta situation, il est étrange, voyons, de trouver du plaisir en sa société !… Elle a, au reste, une telle réputation que…

Tout mon sang reflue de mon cerveau ; des étincelles sortent de mes yeux ; je me lève, et, me tenant la tête dans les mains, trépignant, je crie d’une voix changée :

– Laissez-moi ! laissez-moi ! laissez-moi !

Sans doute ma figure était effrayante et ma voix étrange, car ma femme pâlit tout à coup, et se mit à crier, elle aussi, d’une voix altérée, désespérée. À nos cris accoururent Lîsa, Gnekker, puis Iégor…

– Laissez-moi ! crié-je. Sortez ! Laissez-moi !

Mes jambes se dérobent, je sens que je tombe dans les bras de quelqu’un, ensuite j’entends pleurer, et j’entre dans une syncope qui dura deux ou trois heures.

Maintenant parlons de Kâtia.

Elle vient chez moi chaque jour sur le soir et nos voisins et connaissances ne peuvent naturellement pas ne pas le remarquer. Elle arrive en voiture et m’emmène promener avec elle. Elle a un cheval et une nouvelle charrette anglaise, achetée cet été. Elle vit sur un grand pied, a loué une villa chère avec un grand jardin, et y a transporté tout son mobilier de la ville. Elle a deux femmes de chambre, un cocher.

Souvent je lui demande :

– Kâtia, de quoi vivras-tu quand tu auras gaspillé l’argent de ton père ?

– Alors, je verrai, répond-elle.

– Cet argent, mon amie, mérite plus d’égards. Il a été gagné par un brave homme, par un travail honnête.

– Vous me l’avez déjà dit, je le sais.

D’abord, nous longeons le champ, puis nous sommes dans la forêt de pins que l’on voit de ma fenêtre. La nature me semble toujours belle, bien que le diable me souffle que ces sapins et pins, que les oiseaux, et que ces nuages blancs ne remarqueront pas mon absence dans trois ou quatre mois, quand je mourrai. Kâtia aime à conduire son cheval et il m’est agréable qu’il fasse beau et que je sois près d’elle. Elle est de bonne humeur et ne dit pas de brusqueries.

– Vous êtes un très brave homme, Nicolas Stépânytch ; vous êtes un homme rare et il n’y a pas d’acteur qui saurait vous représenter sur la scène. Un mauvais acteur pourrait bien nous représenter, moi, ou, par exemple, Mikhaïl Fiôdorovitch, mais vous, personne. Et je vous envie en cela furieusement. Que signifié-je ?

Elle réfléchit une minute et me demande :

– Nicolas Stépânytch, je suis un phénomène négatif, n’est-ce pas ?

– Oui, lui réponds-je.

– Hum… Que faire ?

Que lui répondre ?… Il est facile de lui dire : Travaille, ou distribue ta fortune aux pauvres, ou connais-toi toi-même. Et, parce que tout cela est facile à dire, je ne sais que répondre.

Mes collègues, les thérapeutes, quand ils apprennent leur art, conseillent d’individualiser chaque cas particulier ; il faut entendre cela pour se convaincre que les moyens, recommandés dans les manuels comme les meilleurs pour la connaissance générale, ne valent absolument rien dans les cas concrets. Il en est de même dans les maladies morales.

Mais il faut répondre quelque chose et je dis :

– Tu as trop de temps libre, mon amie. Il faut absolument que tu t’occupes à quelque chose. Pourquoi, au fait, ne joues-tu plus, si c’est ta vocation ?

– Je ne puis pas.

– Tu as le ton et les manières d’une victime ; ça ne me plaît pas, mon amie. Tu es seule coupable. Souviens-toi ; tu as commencé à t’insurger contre les gens et les règles ; mais tu n’as rien fait pour les rendre meilleurs. Tu n’as pas lutté contre le mal. Tu t’es dégoûtée tout de suite et tu es une victime, non de la lutte, mais de ton impuissance. Tu étais alors, sans doute, jeune, inexpérimentée ; mais, à présent, tout peut changer. Vraiment essaie ! Tu peineras, serviras l’art sacré…

– N’usez pas de ruse, Nicolas Stépânytch, m’interrompt-elle. Convenons d’une chose une fois pour toutes : nous parlerons d’acteurs, d’actrices, d’écrivains, mais nous laisserons l’art en repos. Vous êtes un brave homme, un homme rare, mais vous ne comprenez pas suffisamment l’art pour le considérer, en conscience, comme sacré. Vous n’en avez ni la science, ni le sentiment. Vous avez été occupé toute votre vie et n’avez pas eu le temps de les acquérir. En général, je n’aime pas ces conversations sur l’art, continue-t-elle nerveusement. On l’a rendu si trivial que je vous prie de n’en plus parler.