– Qui l’a rendu trivial ?
– Les uns l’ont rendu tel par ivrognerie, les journaux par leur familiarité, les gens sages par la philosophie.
– La philosophie n’a rien à voir là dedans.
– Pardon, ceux qui y mettent de la philosophie, montrent qu’ils n’y entendent rien.
Pour que la dispute n’en vienne pas aux extrêmes, je me hâte de changer la conversation et ensuite je me tais longuement. Ce n’est que quand nous sortons de la forêt et nous dirigeons vers la villa de Kâtia que je reviens à la question précédente et demande :
– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu ne veux plus être actrice.
– Nicolas Stépânytch, c’est cruel à la fin ! s’écrie-t-elle, et elle devient toute rouge. Vous voulez que je vous dise tout haut la vérité. Soit, si cela vous plaît ! Je n’ai pas de talent. Pas de talent !… et beaucoup d’amour-propre ! Voilà !
M’ayant fait cet aveu, elle détourne le visage et, pour cacher le tremblement de ses mains, elle tire fortement les rênes.
Arrivant à sa villa, nous apercevons de loin Mikhaïl Fiôdorovitch qui fait les cent pas près de la porte et qui nous attend avec impatience.
– Encore ce Mikhaïl Fiôdorovitch ! dit Kâtia ennuyée. Ôtez-le d’auprès de moi, je vous en prie ! Il m’ennuie, il est tari… qu’il me laisse en paix !
Mikhaïl Fiôdorovitch a depuis longtemps besoin d’aller à l’étranger, mais il remet son départ de semaine en semaine. Ces derniers temps, des changements se sont produits en lui. Il s’est comme affaissé ; il commence à s’enivrer, ce qu’il ne faisait jamais autrefois ; et ses sourcils commencent à devenir gris. Quand notre voiture s’arrête à la porte, il ne cache ni sa joie, ni son impatience. Il nous aide d’un air empressé à descendre, Kâtia et moi, se hâte de nous questionner, rit, se frotte les mains, et l’expression modeste, suppliante, pure, que je ne remarquais naguère que dans son regard, est maintenant répandue sur tout son visage. Il se réjouit, et, en même temps, il a honte de sa joie, de cette habitude de venir chez Kâtia chaque soir, et il trouve nécessaire d’expliquer sa venue par quelque absurdité évidente, comme : « J’étais pour affaire dans le voisinage et je me suis dit : je vais entrer une minute. »
Nous entrons tous les trois dans la maison. D’abord nous buvons du thé, puis apparaissent les deux jeux de cartes que nous connaissons déjà, le gros morceau de fromage, les fruits et la bouteille de champagne de Crimée. Nos sujets de conversation ne sont pas nouveaux ; ce sont les mêmes que l’hiver. On dénigre l’Université, les étudiants, la littérature et le théâtre. La médisance rend l’atmosphère épaisse, irrespirable, et ce ne sont plus deux crapauds, mais trois qui l’empestent de leur haleine. Outre le rire velouté, barytonnant, et le rire d’accordéon, la femme de chambre qui nous sert entend un rire cassé, désagréable, tel que celui des généraux de vaudeville : hé, hé, hé…
V
Il y a d’effrayantes nuits coupées de tonnerre, d’éclairs, de pluie et de vent que les gens du peuple appellent nuits de moineaux. Il y eut précisément une de ces nuits-là dans ma vie…
Je m’étais endormi après minuit, et, tout à coup, je sautai hors de mon lit. Il me sembla que j’allais mourir subitement. Pourquoi me le semblait-il ? Je ne relevais aucune de ces sensations qui indiquent la fin prochaine, mais une épouvante m’opprimait, comme si j’eusse vu soudain un énorme et sinistre embrasement du ciel.
J’allumai vite, bus de l’eau à même la carafe et me hâtai vers la fenêtre ouverte. La température était magnifique. On sentait le foin et encore quelque bonne odeur. Je vis les pointes de notre palissade, les arbres endormis près de la fenêtre, la route, la bande obscure de la forêt. Au ciel, la lune tranquille, très brillante, et pas un nuage. Calme profond ; pas une feuille ne bouge. Il me semblait que tout me regardait et écoutait comme j’allais mourir.
Effroyable. Je fermai la fenêtre et courus à mon lit. Je me tâtai le pouls, et, ne le trouvant pas, je portai le doigt à ma tempe, puis au menton, et, à nouveau, au poignet. Tout cela est froid et visqueux de sueur. Ma respiration devient de plus en plus profonde, mon corps tremble, toutes mes entrailles sont en mouvement ; j’ai la sensation qu’il y a sur ma face et sur ma calvitie une toile d’araignée.
Que faire ? Appeler ma famille ? Non, pas besoin. Je ne vois pas ce que pourraient faire ma femme et Lîsa quand elles entreront.
Je me cache la tête sous l’oreiller, je ferme les yeux et j’attends, attends… J’ai froid dans le dos et sens mes reins qui semblent entrer en moi ; j’ai la sensation que la mort va m’arriver par derrière, doucement…
Tout à coup un cri perçant retentit dans le silence de la nuit : kivi ! kivi ! Je ne sais s’il vient de ma poitrine ou du dehors : kivi ! kivi !
Mon Dieu, que c’est effrayant ! Je boirais encore de l’eau, mais je m’effraie d’ouvrir les yeux et ai peur de lever la tête. Mon épouvante est irraisonnée, animale ; je ne comprends pas pourquoi j’ai peur. Est-ce parce que je veux vivre encore ou parce que m’attend une nouvelle souffrance, encore insoupçonnée ?
Au-dessus de moi, quelqu’un gémit ou rit… J’écoute. Peu après des pas retentissent dans l’escalier. Quelqu’un descend précipitamment, puis remonte. Au bout d’une minute, les pas retentissent à nouveau. Quelqu’un s’arrête à ma porte et écoute.
– Qui est là ? crié-je.
La porte s’ouvre ; j’ouvre résolument tes yeux et je vois ma femme. Elle est pâle, elle a pleuré.
– Tu ne dors pas, Nicolas Stépânytch ? me demande-t-elle.
– Que veux-tu ?
– Je t’en prie, entre chez Lîsa et examine-la. Elle a quelque chose…
– Bon, avec plaisir, murmuré-je, très heureux de ne pas être seul. Bien… À l’instant.
Je suis ma femme ; j’écoute ce qu’elle me dit et ne comprends rien, tant je suis ému. Les taches lumineuses de la bougie sautent sur les marches de l’escalier, nos longues ombres tremblent, mes pieds s’embarrassent dans les pans de ma robe de chambre ; j’étouffe ; il me semble que quelqu’un me pousse et veut me saisir par derrière. « Je vais mourir à l’instant, ici, sur cet escalier, » me dis-je. Mais l’escalier est gravi et nous avons passé le long corridor à large baie. Nous entrons dans la chambre de Lîsa. Elle est assise sur son lit en chemise ; ses jambes nues pendent ; elle gémit.
– Ah, mon Dieu ! murmure-t-elle, clignant les yeux à cause de la bougie ; je n’en puis plus ! je n’en puis plus !…
– Lîsa, mon enfant, lui dis-je, qu’as-tu ?
Me voyant, elle pousse un cri et se jette à mon cou.
– Mon bon papa…, mon bon père… sanglote-t-elle, mon chéri, mon loulou. Je ne sais pas ce que j’ai… Mon âme souffre.
Elle m’embrasse et balbutie des mots de caresse qu’elle employait quand elle était enfant.
– Calme-toi, mon enfant, Dieu t’assiste ! lui dis-je. Il ne faut pas pleurer. Moi aussi, mon âme souffre.