J’essaie de la couvrir ; ma femme lui donne à boire, et nous nous bousculons près du lit. Je heurte de mon épaule la poitrine de ma femme, et, en ce moment, il me souvient du temps où nous baignions ensemble nos enfants.
– Soulage-la, supplie ma femme. Fais quelque chose.
Que pourrais-je faire ? Je ne puis rien. Quelque chose pèse sur l’âme de ma fille. Mais je n’y comprends rien. Je ne puis que marmotter :
– Ce n’est rien… Ça passera… Dors…
Comme un fait exprès, un hurlement de chien retentit tout à coup dans la cour. Il est d’abord sourd, indécis, puis bruyant, et un autre hurlement lui répond. Je n’avais jamais prêté attention à des préjugés du genre des hurlements de chiens ou des cris de chouette, mais, maintenant, mon cœur se serre douloureusement, et je me hâte de m’expliquer le hurlement.
« Futilité… me dis-je. Influence d’un organisme sur un autre. Ma violente tension nerveuse s’est transmise à ma femme, à Lîsa, au chien, voilà tout. Les pressentiments et les prévisions s’expliquent par une transmission de cette sorte… »
Quand je retournai peu après dans ma chambre, afin d’écrire une ordonnance pour ma fille, je ne pensais pas que j’allais mourir bientôt, mais je sentais un tel poids et une telle souffrance que je regrettais de ne pas être mort subitement. Je restai longtemps debout, immobile, au milieu de ma chambre, me demandant ce que j’allais prescrire à Lîsa. Mais les plaintes, au-dessus de moi, cessèrent, et je décidai de ne rien ordonner. Pourtant, je restai levé…
Silence funèbre. Silence si grand, que, dirait un écrivain, les oreilles vous tintent. Le temps coule lentement. Les bandes de clarté lunaire sur le rebord de la fenêtre ne bougent pas, comme figées. L’aube est encore loin.
Mais, voici qu’à la palissade, la porte bâtarde grince. Quelqu’un entre et, ayant brisé une branche à un arbre, frappe doucement à ma fenêtre : « Nicolas Stépânytch ! » entends-je murmurer.
J’ouvre la fenêtre et il me semble voir une apparition. Collée à la muraille est une femme en robe noire, violemment éclairée par la lune, qui me regarde avec de grands yeux. Son visage est pâle, grave, et comme marmoréen, en raison de l’éclairage fantastique de la lune. Son menton tremble.
– C’est moi…, dit-elle, moi…, Kâtia !
À la lumière de la lune, tous les yeux de femmes paraissent grands et noirs, les êtres plus grands et plus pâles ; c’est sans doute pour cela que je ne l’avais pas reconnue à la première minute.
– Que veux-tu ?
– Excusez-moi, dit-elle. J’ai souffert tout d’un coup d’une façon insupportable… Je n’ai pu y résister et suis venue… J’ai vu de la lumière à votre fenêtre… et me suis décidée à frapper… Excusez-moi… Ah ! si vous saviez comme j’ai souffert ! Que faites-vous maintenant ?
– Rien ; mon insomnie.
– J’ai eu une sorte de pressentiment. Au reste, une vétille.
Ses sourcils se relèvent, ses yeux brillent d’avoir pleuré, et tout son visage est éclairé, comme par une lueur, de son expression de confiance depuis longtemps disparue.
– Nicolas Stépânytch ! dit-elle d’un ton suppliant, tendant vers moi ses deux mains, mon cher, je vous en supplie, si vous ne dédaignez pas mon amitié et l’estime que je fais de vous, accueillez ma prière !
– Qu’y a-t-il ?
– Prenez mon argent !
– En voilà une fantaisie ! Qu’ai-je à faire de ton argent ?
– Vous irez quelque part vous soigner… Il faut vous soigner. Prenez mon argent ? Oui, vous le voulez, mon chéri ? Oui ?
Elle me regarde anxieusement et répète :
– Oui ? Vous le prendrez ?
– Non, mon amie, lui dis-je, je ne le prendrai pas. Merci.
Elle me tourne le dos et baisse la tête. Je lui ai sans doute refusé d’un ton qui ne permet pas de réplique.
– Rentre te coucher, lui dis-je. Demain, nous verrons.
– Autrement dit, vous ne me considérez pas comme votre amie ? me demanda-t-elle accablée.
– Je ne dis pas cela. Mais je n’ai pas besoin de ton argent maintenant.
– Excusez-moi, dit-elle, baissant la voix d’une octave entière. Je vous comprends… Accepter un service d’un être comme moi…, d’une ancienne actrice… Au reste, adieu…
Et elle part si vite que je n’arrive même pas à lui dire adieu.
VI
Je suis à Khârkov.
Comme il serait inutile, et qu’il est au-dessus de mes forces de lutter contre ma disposition d’esprit actuelle, j’ai décidé que les derniers jours de ma vie soient irréprochables, au moins au point de vue formel. Si j’ai tort envers ma famille, ce que je conçois parfaitement, je m’efforcerai de faire ce qu’elle veut. Elle a voulu que j’aille à Khârkov, allons-y. Au reste, je suis devenu si indifférent à tout qu’il m’est absolument égal d’aller où que ce soit, à Khârkov, à Paris ou à Berdîtchév.
Je suis arrivé ici à midi et suis descendu à un hôtel près de la cathédrale. Le wagon m’a brisé ; les courants d’air me pénétraient, et je suis assis sur mon lit, me tenant la tête et attendant mon accès de névralgie. Il aurait fallu aller aujourd’hui chez des professeurs que je connais, mais je n’en ai ni le désir, ni la force.
Un vieux domestique entre et me demande si j’ai du linge pour mon lit. Je le retiens cinq minutes et lui pose quelques questions sur Gnekker, au sujet duquel je suis ici. Le garçon est justement originaire de Khârkov, connaît la ville comme ses cinq doigts, mais il ne se souvient d’aucune maison appartenant à Gnekker. Je lui parle d’un bien. Même chose. La pendule du corridor sonne une heure, puis deux, puis trois… Les derniers mois de ma vie, lorsque j’attends la mort, me semblent de beaucoup les plus longs de mon existence. Je ne savais pas, dans le passé, me plier aussi bien à la lenteur du temps. Autrefois, quand j’attendais un train à une gare, ou que je faisais passer un examen, des quarts d’heure m’apparaissaient une éternité. Maintenant, je puis rester assis toute une nuit immobile sur mon lit et penser avec une entière indifférence que demain j’aurai une aussi longue, aussi monotone nuit.
Dans le couloir sonnent cinq heures, six, sept… Il fait nuit. Je sens à la joue une douleur sourde ; c’est ma névralgie qui commence. Pour me distraire en pensant, je me place à mon ancien point de vue, alors que je n’étais pas indifférent, et je me demande pourquoi, moi, homme connu, conseiller privé, je me trouve dans cette petite chambre et sur ce petit lit aux oreillers gris, et qui sont à tout le monde. Puis je regarde ce piètre lavabo de tôle, j’écoute marcher la mauvaise pendule du corridor. Est-ce que tout cela est digne de ma gloire et de ma haute situation ? Et à ces questions, je réponds par une dérision. Dérisoire me semble la naïveté avec laquelle j’exagérais, dans ma jeunesse, le prix de la notoriété et la situation exceptionnelle dont jouissent, pensais-je, les sommités. Je suis connu ; mon nom est prononcé avec respect ; mon portrait a paru dans la Nîva et dans l’Illustration universelle, et j’ai lu ma biographie dans une revue allemande, et qu’en est-il ? Je suis seul ; seul dans une ville étrangère, sur un lit étranger, et je frotte de la main ma joue douloureuse… Les soucis de famille, l’inclémence des créanciers, la grossièreté des employés de chemin de fer, les incommodités du régime des passeports, la coûteuse et malsaine nourriture des buffets, l’impolitesse et la grossièreté universelles, tout cela, et bien d’autres choses qu’il serait trop long d’énumérer, m’affecte tout autant que n’importe quel petit bourgeois, inconnu hors de sa petite rue. En quoi ma position est-elle donc exceptionnelle ? Supposons que je sois mille fois plus célèbre, que je sois un héros dont ma patrie s’enorgueillisse. Dans tous les journaux paraissent des bulletins sur ma santé, mes collègues, mes élèves et le public m’écrivent des adresses ou des lettres de sympathie, tout cela ne m’empêcherait pas de mourir sur un lit étranger, dans l’angoisse et dans une entière solitude. En cela, sans doute, personne n’est coupable ; mais, pécheur que je suis, je n’aime pas la popularité de mon nom. Il me semble qu’elle m’a, en quelque sorte, trompé…