– Bientôt je ne serai plus, Kâtia.
– Rien qu’un mot, dit-elle en pleurs, tendant les mains vers moi. Que faire ?
– Tu es une originale, vraiment, murmuré-je. Je ne te comprends pas ! Toi si intelligente, et tout à coup, sans rime ni raison, fondre en sanglots…
Un silence se fait. Kâtia arrange sa coiffure, remet son chapeau, froisse ensuite ses lettres et les fourre dans son sac. Tout cela sans rien dire et sans se presser. Son visage, sa poitrine, ses gants sont humides de larmes ; mais l’expression de son visage est sèche, sévère… Je la regarde, et suis honteux d’être plus heureux qu’elle. Je n’ai remarqué en moi l’absence de ce que les philosophes appellent une idée générale que peu de temps avant ma mort, au déclin de mes jours, et l’âme de cette pauvre petite n’a pas connu et ne connaîtra pas de repos de sa vie, de toute sa vie !
– Allons déjeuner, Kâtia, lui dis-je.
– Non, je vous remercie, répond-elle froidement.
Une minute passe encore dans le silence.
– Khârkov ne me plaît pas, lui dis-je. Il fait gris. Quelle ville grise !
– Oui, peut-être… Pas joli… Je n’y suis que pour peu de temps…, en passant. Aujourd’hui je pars.
– Où vas-tu ?
– En Crimée…, non, au Caucase.
– Pour longtemps ?
– Je ne sais pas.
Kâtia se lève et, souriant froidement, sans me regarder, me tend la main.
Je voudrais lui demander : « Alors, tu ne seras pas à mon enterrement ? » Mais elle ne me regarde pas, sa main est froide, comme morte… Je l’accompagne à la porte sans rien dire… Et la voilà sortie de chez moi. Elle marche dans le long corridor sans se retourner. Elle sait que je la suis des yeux, et, sans doute, elle se retournera à l’angle… Non, elle ne s’est pas retournée. La robe noire m’est apparue pour la dernière fois, les pas se sont tus… Adieu, mon trésor !
1889.
LA LINOTTE{12}
I
Au mariage d’Ôlga Ivânovna, il y avait tous ses amis et ses bonnes connaissances.
– Regardez, n’est-ce pas qu’il y a en lui quelque chose ? disait-elle à ses amis, en montrant son mari, comme si elle voulait expliquer pourquoi elle se mariait avec un homme simple, très ordinaire, et qui n’était remarquable en rien.
Son mari – Ôssip Stépânytch Dymov, – était médecin et avait le rang de conseiller honoraire. Il travaillait dans deux hôpitaux ; il était dans l’un assistant surnuméraire, et prosecteur dans l’autre. Chaque matin, dès neuf heures, il avait sa consultation et s’occupait de sa salle ; après midi il se rendait en tramway à l’autre hôpital, où il faisait des autopsies. Sa clientèle personnelle était nulle ; elle ne rapportait que quelque cinq cents roubles par an. C’est tout. Que peut-on encore dire de lui ?
Cependant Ôlga Ivânovna, ses amis et ses bonnes connaissances, n’étaient pas des gens tout à fait ordinaires. Chacun d’eux était remarquable en quelque chose et un peu connu ; chacun avait déjà un nom et était regardé comme une célébrité, ou s’il n’était pas encore connu, il donnait de brillantes espérances : c’était un artiste dramatique, d’un talent depuis longtemps reconnu, homme élégant, intelligent, modeste, et très bon conférencier, qui avait enseigné la diction à Ôlga Ivânovna ; c’était un chanteur de l’Opéra, un gros bon vivant, qui assurait Ôlga Ivânovna qu’elle se perdait, car, si elle n’avait pas été paresseuse et s’était prise en main, elle aurait été une cantatrice remarquable ; puis c’était plusieurs peintres et, à leur tête, le genriste, paysagiste et animalier Riabôvski, très beau jeune homme blond de vingt-cinq ans, qui avait eu du succès à ses expositions et avait vendu son dernier tableau cinq cents roubles ; il corrigeait les études d’Ôlga Ivânovna et disait qu’elle pourrait peut-être faire quelque chose. Puis c’était un violoncelliste dont l’instrument pleurait, et qui convenait sincèrement que, de toutes les femmes qu’il connaissait, seule Ôlga Ivânovna savait accompagner. Et c’était un homme de lettres, jeune et déjà connu, qui écrivait des récits, des pièces et des contes. Qui encore ? C’était encore Vassîli Vassîliévitch, gentilhomme, propriétaire rural, illustrateur-dilettante et vignettiste, qui connaissait bien le vieux style russe, les légendes et l’épopée ; il dessinait littéralement des merveilles sur le papier, la porcelaine et les assiettes… Au milieu de cette société artistique, libre d’elle-même et gâtée par le sort, délicate et discrète, il est vrai, mais qui ne se souvenait de l’existence des docteurs qu’en cas de maladie, et pour laquelle le nom de Dymov sonnait aussi indifféremment que Sîdorov ou que Tarâssov, au milieu de cette société, Dymov semblait étranger, un homme de trop et tout petit, bien qu’il fût grand et large d’épaules. Il semblait qu’il portât un habit emprunté et une barbe de commis ; pourtant, s’il eût été écrivain ou peintre, on aurait dit que sa barbe rappelait celle de Zola.
L’artiste disait à Ôlga Ivânovna qu’avec ses cheveux lin et sa parure de mariée, elle ressemblait beaucoup à un cerisier quand, au printemps, il est tout couvert de fines fleurs blanches.
– Non, écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna, en le prenant par la main, écoutez comment cela est arrivé ! Il faut vous dire que mon père travaillait dans le même hôpital que Dymov. Quand mon pauvre père tomba malade, Dymov le veilla jour et nuit. Quel dévouement ! Écoutez, Riabôvski… Et vous, l’écrivain, écoutez aussi, c’est très intéressant… Approchez-vous. Quel dévouement, quelle sincère sympathie ! Je veillais moi aussi et me tenais près de mon père, et tout d’un coup, bonjour, j’ai vaincu le beau jeune homme ! Mon Dymov était pris jusqu’aux oreilles. Vraiment, la destinée est bizarre. À la mort de mon père, il vint quelquefois chez moi ; nous nous rencontrions dans la rue, et par un beau soir, tout à coup, boum ! il m’a fait sa demande. Ça m’est tombé comme de la neige sur la tête. Je pleurai toute la nuit et devins infernalement amoureuse. Et ainsi, vous le voyez, je suis devenue son épouse. N’est-ce pas qu’il y a en lui quelque chose de fort, de puissant, d’ours ? Sa figure est tournée maintenant de trois quarts et mal éclairée ; mais, quand il se retournera, regardez son front. Riabôvski, que direz-vous de ce front ?… Dymov, nous parlons de toi ! cria-t-elle à son mari ; viens ici ; tends ta main loyale à Riabôvski. Soyez amis.
Dymov, souriant débonnairement et naïvement, tendit sa main à Riabôvski et lui dit :
– Enchanté ! Un certain Riabôvski a fini la médecine en même temps que moi. N’est-ce pas un de vos parents ?
II
Ôlga Ivânovna avait vingt-deux ans ; Dymov en avait trente et un. Après leur mariage, ils vécurent en bons termes, Ôlga Ivânovna recouvrit entièrement de ses études et de celles des autres, encadrées ou non, les murs du salon, et elle arrangea près du piano et des meubles un agréable encombrement de parasols, de chevalets, de chiffons versicolores, de poignards, de petits bustes et de photographies… Elle colla aux murs de la salle à manger des gravures populaires, y pendit des sandales de tille, une serpe ; elle mit dans un coin une faux et des râteaux, et cela fit une salle à manger de style russe. Dans la chambre à coucher, pour qu’elle ressemblât à une grotte, elle tendit le plafond et les murs de drap sombre. Elle suspendit au-dessus du lit une lanterne vénitienne, et elle mit près de la porte une statue avec une hallebarde.