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Et tous trouvaient que les jeunes mariés avaient un joli nid.

Chaque jour, levée vers les onze heures, Ôlga Ivânovna jouait du piano ou, s’il faisait du soleil, elle peignait quelque chose. Puis, vers une heure, elle allait chez sa couturière. Comme Dymov et elle avaient très peu d’argent, juste de quoi joindre les deux bouts, elle et sa couturière pour qu’elle se montrât souvent dans des robes nouvelles et éblouît par ses toilettes, devaient recourir à la ruse. Souvent, d’une vieille robe teinte, de morceaux de tulle, de soie ou de peluche, ne valant rien, sortaient de véritables chefs-d’œuvre, quelque chose de ravissant ; non pas une robe, mais un rêve.

De chez la couturière, Ôlga Ivânovna allait ordinairement chez quelque actrice de sa connaissance pour apprendre les nouvelles théâtrales, et solliciter à propos un billet pour une première ou pour un bénéfice. De chez l’actrice, il fallait aller à l’atelier d’un peintre ou à une exposition de tableaux, puis chez quelque célébrité pour l’inviter ou lui rendre visite, ou simplement pour bavarder.

Et, partout, on accueillait Ôlga Ivânovna gaiement et amicalement. Partout on l’assurait qu’elle était bonne, charmante et rare… Ceux qu’elle appelait célébrités et qualifiait de grands, la recevaient comme une des leurs, comme une égale, et lui prédisaient, d’une voix, qu’avec ses talents, son goût et son esprit, si elle ne se dispersait pas, elle ferait quelque chose de remarquable. Elle chantait, jouait du piano, peignait, modelait, figurait dans les spectacles d’amateurs, et tout cela, non pas n’importe comment, mais avec talent. Fît-elle des lanternes pour des illuminations, s’habillât-elle, attachât-elle une cravate à quelqu’un, tout était extraordinairement artistique, gracieux et joli…

Mais nulle part son talent ne s’exprimait aussi brillamment que dans son art de faire intime connaissance et de se lier avec les célébrités. Quelqu’un devenait-il connu, si peu que ce fût, et faisait-il parler de lui, vite elle nouait connaissance avec lui, devenait son amie et l’invitait chez elle. Chaque connaissance nouvelle était pour elle une véritable fête. Elle adorait les gens célèbres, s’en enorgueillissait et les voyait chaque nuit en rêve. Elle avait soif de célébrité et ne parvenait pas à en étancher sa soif. Les vieux s’en allaient, et elle les oubliait ; des nouveaux venaient les remplacer, et à ceux-là elle s’habituait vite aussi ou s’en désillusionnait vite ; et elle commençait avidement à en chercher d’autres, de nouveaux grands hommes ; elle les trouvait et en cherchait encore… Pourquoi cela ?

Elle dînait vers cinq heures à la maison avec son mari dont la simplicité, le bon sens et la bonté la plongeaient dans l’humilité et le ravissement. Elle se levait à chaque instant, étreignait brusquement sa tête et la couvrait de baisers.

– Dymov, disait-elle, tu es un homme intelligent et noble, mais tu as un très grand défaut : tu ne t’intéresses pas du tout à l’art ; tu nies la musique et la peinture.

– Je ne les comprends pas, disait-il modestement ; je me suis occupé toute ma vie de sciences naturelles et de médecine, et n’ai pas eu le temps de m’occuper d’art.

– Mais c’est horrible, Dymov !

– Pourquoi donc ? Tes connaissances ignorent les sciences naturelles et la médecine, et tu ne le leur reproches pas ; chacun son métier. Je ne comprends rien aux paysages, ni aux opéras, mais je pense que si des gens intelligents y consacrent toute leur vie, et que si d’autres gens intelligents y sacrifient beaucoup d’argent, c’est qu’on en a besoin. Je ne comprends pas ; mais ne pas comprendre ne veut pas dire rejeter.

– Donne que je serre ton honnête main !…

Après dîner, Ôlga Ivânovna allait chez ses connaissances, puis au théâtre et au concert ; et elle revenait à la maison après minuit. Ainsi chaque jour.

Le mercredi soir, elle recevait. La maîtresse de maison et ses invités ne jouaient pas aux cartes et ne dansaient pas ; ils se complaisaient à différents arts. L’artiste dramatique déclamait ; le chanteur chantait ; le peintre dessinait dans les albums dont Ôlga Ivânovna avait un très grand nombre ; le violoncelliste jouait, et la maîtresse de maison elle-même dessinait, modelait, chantait et accompagnait. Dans les intervalles, on parlait et on discutait littérature, théâtre, peinture. Il n’y avait pas de dames parce qu’Ôlga Ivânovna regardait toutes les femmes, sauf les actrices et sa couturière, comme tristes et banales. Aucune soirée ne se passait sans que la maîtresse de maison ne tressaillît à chaque coup de sonnette et ne dît avec une expression triomphale : « C’est lui… »

Elle entendait par le mot « lui » quelque nouvelle célébrité qu’elle avait invitée. Dymov n’était pas au salon et personne ne se rappelait son existence. Mais à onze heures et demie juste, la porte de la salle à manger s’ouvrait ; Dymov apparaissait, et disait avec son sourire débonnaire et modeste, en se frottant les mains :

– Messieurs, je vous prie de venir souper.

Tous passaient à la salle à manger et voyaient chaque fois les mêmes mets sur la table : un plat d’huîtres, un morceau de jambon ou de veau, des sardines, du fromage, du caviar, des cèpes, de la vodka, et deux carafes de vin.

– Mon cher maître d’hôtel, disait Ôlga Ivânovna en levant ses bras, tu es simplement ravissant ! Messieurs, regardez son front ! Dymov, mets-toi de profil. Messieurs, regardez : une tête de tigre du Bengale, et l’expression bonne et charmante d’un cerf. Oh mon chéri !

Les invités mangeaient et pensaient en regardant Dymov : « En effet, c’est un bon garçon. » Mais ils l’oubliaient bientôt et continuaient à parler de théâtre, de musique et de peinture.

Les jeunes mariés étaient heureux, et leur vie coulait douce. Pourtant la troisième semaine de leur lune de miel ne passa pas tout à fait joyeuse et fut même triste. Dymov attrapa à l’hôpital un érésipèle, resta six jours au lit et dut couper ras ses beaux cheveux noirs. Ôlga Ivânovna restait assise à côté de lui et pleurait amèrement. Mais quand il se sentit mieux, elle mit un petit mouchoir blanc sur sa tête rasée et se mit à peindre d’après lui un bédouin. Et tous deux étaient gais.

Trois jours après, lorsque, guéri, il retourna à l’hôpital, il lui arriva un nouveau mécompte.

– Je n’ai pas de chance, petite maman, lui dit-il une fois à dîner ; j’ai eu aujourd’hui quatre autopsies et me suis coupé deux doigts ; et je ne m’en suis aperçu qu’à la maison.

Ôlga Ivânovna s’effraya. Il sourit et dit que ce n’était rien et qu’il lui arrivait souvent de se faire des coupures pendant les autopsies.

– Je me prends à mon travail, petite maman, et je deviens distrait.

Ôlga Ivânovna s’attendait à une infection cadavérique et pria Dieu les nuits ; mais tout se passa heureusement.

Et de nouveau coula une vie paisible, béate, sans chagrins, ni soucis. Le présent était beau et le printemps venait, souriant de loin et promettant mille joies. Le bonheur n’aurait pas de fin… En avril, mai, juin, une maison de campagne loin de la ville. Des promenades, des études, la pêche, les rossignols, et puis, de juillet à l’automne, un voyage de peintres sur le Volga, Ôlga Ivânovna, comme membre perpétuel de la Société{13}, y prendrait part. Elle s’était déjà fait faire deux costumes de voyage en coutil, avait acheté des couleurs, des pinceaux, de la toile, et une nouvelle palette. Riabôvski venait presque chaque jour voir les progrès qu’elle faisait en peinture. Quand elle lui montrait sa peinture, il enfonçait profondément ses mains dans ses poches, pinçait fortement les lèvres, reniflait et disait :

– Oui… Ce nuage crie ; il n’est pas éclairé comme il doit l’être le soir. Le premier plan est mâché et il y a, comprenez, quelque chose qui n’y est pas tout à fait… Et votre petite isba est étouffée par on ne sait quoi et piaule plaintivement… Il faudrait prendre ce coin plus obscurément… Mais en somme, pas mal du tout. Je vous loue.