Il la regardait sans cesse, sans en détacher les yeux, et ses yeux étaient étranges ; elle avait peur de le regarder.
– Je vous aime follement, murmura-t-il, respirant sur sa joue. Dites-moi un mot et je ne vivrai plus ; j’abandonnerai l’art, dit-il avec une grande agitation ; aimez-moi, aimez-moi !…
– Ne parlez pas ainsi, dit Ôlga Ivânovna, fermant les yeux ; cela me fait peur. Et Dymov ?
– Dymov ? Pourquoi parler de Dymov ? Qu’ai-je à faire de Dymov ? Voyez le Volga, la lune, la beauté, mon amour, mon extase ; il n’y a pas de Dymov… Ah ! je ne sais rien ! Je n’ai pas besoin du passé ; donnez-moi un instant, une minute !…
Le cœur d’Ôlga Ivânovna battit. Elle voulait penser à son mari ; mais tout son passé, avec son mariage, Dymov, et ses soirées, lui semblait mesquin, nul, sombre et inutile, et lointain… En effet, pourquoi songer à Dymov ? Qu’avait-elle à se soucier de lui ? Existait-il en réalité, et était-il autre chose qu’un songe ?
« C’est déjà bien assez pour lui, homme simple et ordinaire, du bonheur qu’il a reçu, pensa-t-elle en se couvrant le visage de ses mains. Que je sois jugée là-bas, que je sois maudite, mais en dépit de tout, je vais me perdre ; je vais me perdre à l’instant. Dans la vie, il faut tout connaître. Mon Dieu, que c’est effrayant et bon ! »
– Eh bien ? murmura le peintre en l’étreignant et baisant avidement les mains avec lesquelles elle essayait faiblement de l’éloigner ; tu m’aimes ? Oui ? oui ? Oh ! quelle nuit ! Merveilleuse nuit !
– Oui, quelle nuit ! murmura-t-elle, en le regardant dans ses yeux, brillants de larmes ; puis elle regarda rapidement autour d’elle, l’étreignit et le baisa fortement sur les lèvres.
– On approche de Kinéchma ! dit quelqu’un de l’autre côté du pont.
Des pas lourds retentirent. C’était le garçon qui passait.
– Écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna, pleurant et riant de bonheur, apportez-nous du vin.
Le peintre, pâle d’émotion, s’assit sur le banc, regarda Ôlga Ivânovna avec des yeux amoureux et reconnaissants ; puis il ferma les yeux et dit, en souriant avec langueur :
– Je suis fatigué !
Et il appuya sa tête contre la rampe.
V
Le 2 septembre, la journée était chaude et calme, mais sombre. De grand matin un léger brouillard errait sur le Volga. La pluie commença à tomber après neuf heures. Et aucun espoir que le ciel s’éclaircît.
Au moment du thé, Riabôvski avait dit à Ôlga Ivânovna que la peinture est l’art le plus ingrat et le plus triste, qu’il n’était pas un peintre, que seuls les imbéciles croyaient qu’il avait du talent, et tout à coup, sans rime, ni raison, il prit un couteau et lacéra sa meilleure étude. Après le thé, il resta assis, sombre, à la fenêtre, regardant le Volga. Le fleuve n’avait plus de reflets ; il était terne, mat et froid. Tout, tout rappelait l’approche de l’automne, angoissant et morne. Et il semblait que les somptueux tapis verts des rives, que les reflets diamantés des rayons, que le lointain azuré, transparent, et que tout ce décor d’élégance et de parade, la nature les avait maintenant retirés, et enfermés dans des malles jusqu’au printemps prochain. Les corbeaux volaient autour du Volga et semblaient le taquiner et lui dire : « Tu es nu ! nu ! » Riabôvski écoutait leur croassement et pensait qu’il était déjà fini et avait perdu son talent ; que tout dans ce monde est conditionnel, relatif et bête ; et qu’il n’aurait pas fallu se lier avec cette femme. Bref, il était de mauvaise humeur et s’ennuyait.
Ôlga Ivânovna était assise sur son lit, derrière la cloison, et touchait de ses doigts ses beaux cheveux couleur de lin. Elle s’imaginait tantôt être dans son salon, tantôt dans sa chambre à coucher, tantôt dans le cabinet de son mari. Son imagination la transportait au théâtre, chez la couturière, chez ses amis célèbres ; que font-ils maintenant ? Pensent-ils à elle ? La saison était déjà commencée, et il était temps de songer à ses soirées. Et Dymov ? Le cher Dymov ? Comme il la priait doucement et naïvement, dans ses lettres, à la manière d’un enfant, de revenir vite ! Il lui envoyait chaque mois soixante-quinze roubles, et quand elle lui avait écrit qu’elle devait cent roubles aux peintres, il avait envoyé aussi ces cent roubles. Quel homme bon et magnifique ! Le voyage avait fatigué Ôlga Ivânovna ; elle s’ennuyait ; elle voulait quitter au plus vite les moujiks, l’humidité de la rivière, et se débarrasser de la sensation de malpropreté qu’elle éprouvait sans cesse en habitant des isbas de paysans et en errant de village en village. Si Riabôvski n’avait pas donné à ses confrères sa parole d’honneur de rester avec eux jusqu’au 20 septembre, on eût pu partir le jour même. Comme c’eût été bien !…
– Mon Dieu, gémit Riabôvski, quand donc y aura-t-il du soleil ? Je ne puis pas, sans soleil, finir un paysage ensoleillé !
– Mais tu as une étude sous un ciel de nuages, lui dit Ôlga Ivânovna, sortant de derrière la cloison. Te rappelles-tu ? Il y a à droite un bois et, à gauche, un troupeau de vaches et des oies. Tu pourrais la finir à présent.
– Ah ! grinça le peintre, la finir ! Pensez-vous que je sois bête au point de ne pas savoir ce que je dois faire !
– Comme tu as changé envers moi ! soupira Ôlga Ivânovna.
– Allons, c’est très bien !
La figure d’Ôlga Ivânovna trembla ; elle alla vers le poêle et pleura.
– Il ne manquait que les larmes. Cessez ! J’ai mille raisons pour pleurer, et pourtant je ne pleure pas.
– Mille raisons ! dit Ôlga Ivânovna, éclatant. La principale est que je vous pèse déjà. Oui, dit-elle en sanglotant, s’il faut dire la vérité, vous avez honte de notre amour ; vous faites toujours en sorte que les peintres ne le remarquent pas, bien qu’on ne puisse pas le cacher, et que tout leur soit connu depuis longtemps.
– Ôlga, dit le peintre suppliant, mettant la main sur son cœur, je vous demande une chose, une seule : ne me tourmentez pas ! De vous, je n’ai plus besoin de rien !
– Jurez-moi que vous m’aimez encore !
– C’est torturant ! dit le peintre entre les dents, en se levant ; je finirai par me jeter dans le Volga, ou je deviendrai fou ! Laissez-moi !
– Alors tuez-moi, cria Ôlga Ivânovna, tuez-moi !
Elle sanglota de nouveau et retourna derrière la cloison. La pluie tombait sur le toit de chaume. Riabôvski se prit la tête et marcha de long en large ; puis, avec une mine déterminée, comme s’il voulait prouver quelque chose à quelqu’un, il prit sa casquette, mit son fusil en bandoulière et sortit de l’isba.
Après son départ, Ôlga Ivânovna resta longtemps couchée sur le lit et pleura. D’abord elle pensa qu’il serait bon de s’empoisonner pour que Riabôvski la trouvât morte ; puis elle s’envola en pensée dans son salon, dans le cabinet de son mari, et s’imagina qu’elle restait assise immobile près de Dymov et se délectait de repos physique et de propreté ; puis elle était le soir au théâtre et entendait Mazzini. Et la nostalgie de la vie civilisée, du bruit de la ville et des hommes célèbres lui serra le cœur. La paysanne entra dans l’isba et se mit, sans se presser, à allumer le feu pour faire le dîner. Cela sentit le charbon, et l’air bleuit de fumée. Les peintres rentrèrent avec leurs bottes sales et la figure mouillée par la pluie. Ils examinaient leurs études et disaient pour se consoler que le Volga, même par le mauvais temps, avait son charme. Et sur le mur la pendule bon marché faisait : tic-tac-tic-tac. Les mouches, transies, s’étaient amassées dans le coin, près des Images, et elles bourdonnaient. On entendait les cafards courir dans les gros cartons, sous les bancs…