Ses défauts étaient aussi conséquents que ses qualités, mais infiniment plus pittoresques. Ses revenus considérables (dans tout Londres il n’y avait que deux confrères pour gagner plus d’argent que lui) étaient bien inférieurs au luxe de son style de vie. Au fond de sa nature complexe circulait un puissant courant de sensualité dont l’action donnait à son existence tout son prix. Ses maîtres s’appelaient l’œil, l’oreille, la main, le palais. Les flots d’or qui se déversaient chez lui se transformaient en un bouquet de vins vieux, en parfums exotiques rares, en vaisselle dont le raffinement des teintes et des formes n’avait pas son pareil en Europe. Et puis survint cette folle passion subite pour Lady Sannox: une seule entrevue, deux regards de défi, un mot chuchoté… le voilà embrasé. Elle était la plus jolie femme de Londres (selon lui l’unique femme de Londres). Il était l’un des plus beaux hommes de Londres (pour elle, pas le seul homme de Londres). Comme elle avait un penchant pour les expériences nouvelles, elle se montrait indulgente à l’égard de la plupart des hommes qui la courtisaient. Fut-ce la cause, ou l’effet? Lord Sannox, qui n’avait que trente-six ans, en paraissait cinquante.
Un homme tranquille, silencieux, banal, ce Lord Sannox. Il avait les lèvres minces et les paupières lourdes. Il s’adonnait beaucoup au jardinage et il aimait rester chez lui. Jadis il avait fait du théâtre; il avait même loué une salle dans Londres. C’était sur les planches qu’il avait rencontré pour la première fois Mademoiselle Marion Dawson; il lui avait offert son nom, son titre, et le tiers d’un comté. Depuis son mariage, il avait renoncé à cette fantaisie; il n’en éprouvait plus que du dégoût. Même dans les cercles privés, il refusait de faire applaudir un incontestable talent d’amateur. Il était heureux, avec un sarcloir et un arrosoir, au milieu de ses orchidées et de ses chrysanthèmes.
Un problème très intéressant consistait à se demander s’il était absolument idiot, ou misérablement dépourvu de courage. Connaissait-il la conduite de sa femme et la tolérait-il? Ou bien fallait-il le prendre pour un gâteux aveugle? On en discutait beaucoup dans les douillets salons londoniens au-dessus des tasses de thé, et aux embrasures des fenêtres des clubs en fumant le cigare. Les hommes parlaient de lui avec une sévérité amère. Il n’y en avait qu’un pour ne pas faire chorus et il restait muet comme une carpe: il l’avait vu mâter un cheval à l’Université, et il en avait gardé un souvenir durable.
Quand Douglas Stone devint le favori, le doute ne fut plus permis: Stone ignorait les subterfuges de l’hypocrisie; ses manières tyranniques et impétueuses défiaient toutes les précautions, bafouaient la discrétion. Le scandale s’afficha. Une association culturelle signifia à l’amant comblé que son nom avait été rayé de la liste des vice-présidents. Deux amis le supplièrent en vain, au nom de sa réputation professionnelle. Il jeta à la porte les moralistes et il alla acheter un bracelet de cinquante guinées qu’il offrit à la reine de son cœur. Chaque soir il se rendait chez elle. L’après-midi il lui prêtait sa voiture. Ni l’un ni l’autre ne tentèrent le moindre effort pour dissimuler leurs relations. Mais un léger incident les interrompit.
Par une lugubre soirée d’hiver, le vent soufflait en rafales: il toussait dans les cheminées, il cognait aux volets. La pluie gargouillait dans les gouttières. Douglas Stone avait fini de dîner; il était assis dans son bureau au coin du feu; sur une table en malachite un verre de bon porto était à portée de sa main; il l’éleva contre la lumière de la lampe et apprécia en connaisseur les minuscules pellicules qui flottaient dans les profondeurs de son rubis. Le feu, dans un suprême éclat, vint illuminer son visage rasé, hardi, ses yeux gris grand ouverts, ses lèvres grasses et cependant fermes, sa mâchoire carrée qui avait quelque chose de romain dans son hostilité. Il souriait. En vérité il avait gagné le droit d’être content de lui: contre l’avis de six collègues, il venait en effet de réussir une opération qui n’avait eu que deux précédents dans le monde, et le résultat avait dépassé les espérances. Personne dans Londres n’aurait eu l’audace de projeter et l’habileté d’accomplir un exploit aussi héroïque.
Mais il avait promis à Lady Sannox d’aller la voir, et il était déjà huit heures et demie. Au moment où il allongeait le bras vers la sonnette pour commander sa voiture, il entendit le bruit mat du heurtoir à la porte d’entrée. Un instant après des pas traînèrent dans le vestibule; une porte se referma.
– Un malade pour Monsieur dans le cabinet de consultation! annonça le maître d’hôtel.
– Vient-il pour lui-même?
– Non, Monsieur. Je crois qu’il désire que Monsieur aille en ville.
– Il est trop tard! s’écria Douglas Stone avec irritation. Je n’irai pas.
– Voici sa carte, Monsieur.
Le maître d’hôtel la présenta sur le plateau en or que la femme d’un Premier Ministre avait offert à son maître.
– Hamil Ali, Smyrne… Hum! C’est un Turc, je suppose?
– Oui, Monsieur. Il donne l’impression de venir de loin. Il a l’air bien inquiet.
– Tut, tut! J’ai un rendez-vous. Il faut que je sorte. Mais auparavant je le verrai. Introduisez-le ici, Pim.
Le maître d’hôtel alla donc chercher un homme de petite taille et passablement décrépit, qui marcha sur Douglas Stone avec, comme, le font beaucoup de myopes, la tête penchée en avant et les yeux clignotants. Il avait le teint basané, des cheveux et une barbe d’un noir éclatant. Dans une main il tenait un turban de mousseline blanche rayée de rouge; de l’autre un petit sac en peau de chamois.
– Bonsoir! fit Douglas Stone quand le maître d’hôtel eut refermé la porte. Vous parlez anglais, j’imagine?
– Oui, Monsieur. Je suis originaire d’Asie Mineure, mais je parle anglais lentement.
– Vous désirez que j’aille en ville, je crois?
– Oui, Monsieur. Je tiendrais beaucoup à ce que vous voyiez ma femme.
– Je pourrai la voir demain matin. Mais ce soir un rendez-vous m’empêche de me rendre auprès d’elle.
La réponse du Turc fut inattendue. Il tira le cordon qui fermait l’ouverture du sac en peau de chamois, et il déversa sur la table un flot d’or.
– Voilà cent livres, expliqua-t-il. Je vous affirme que l’affaire ne vous prendra pas plus d’une heure. J’ai à la porte une voiture qui nous attend.
Douglas Stone regarda sa montre. S’il acceptait, il n’arriverait pas trop tard chez Lady Sannox (il lui avait déjà fait visite à une heure plus indécente). Et puis, ces honoraires étaient exceptionnellement élevés; récemment des créanciers l’avaient quelque peu harcelé. Allait-il laisser passer une chance pareille? Il n’en avait pas le droit!
– De quoi s’agit-il?
– Oh, d’une triste affaire! D’une si triste affaire! Vous n’avez peut-être pas entendu parler des poignards des Almohades?
– Jamais.
– Ah, ce sont des poignards orientaux très anciens et d’une forme particulière! Le manche ressemble à ce que vous appelez un étrier. Je suis un marchand de bibelots, comprenez-vous? Et c’est pour affaires que je suis venu en Angleterre, mais la semaine prochaine je retourne à Smyrne. J’avais apporté beaucoup d’articles curieux et il ne m’en reste plus guère; mais, malheureusement, j’avais conservé l’un de ces poignards…