– Veuillez vous rappeler que j’ai un rendez-vous! coupa le chirurgien non sans impatience. Je vous serais reconnaissant de vous limiter aux détails indispensables.
– Ce que je vous ai dit était indispensable: vous allez en juger. Aujourd’hui ma femme s’est évanouie dans la chambre où je dépose mes articles, et en tombant elle s’est entaillé la lèvre inférieure avec ce maudit poignard des Almohades.
– Je comprends, fit Douglas Stone en se levant.
Vous voudriez que je recouse la blessure?
– Oh non! C’est pire que cela.
– Quoi alors?
– Ces poignards sont empoisonnés.
– Empoisonnés!
– Oui. Et personne au monde, ni en Orient ni en Occident, n’est capable de préciser la nature du poison, ni d’indiquer un contre-poison. Mais j’en connais les effets, car mon père était dans le commerce avant moi, et ces armes empoisonnées nous ont donné beaucoup de mal.
– Quels sont les symptômes?
– Un sommeil profond, puis, au bout de trente heures, la mort.
– Et vous dites qu’il n’y a pas de remède. Alors, pourquoi me payez-vous des honoraires aussi considérables?
– Ce qu’un contre-poison ne peut faire, le bistouri le peut.
– De quelle manière?
– Le poison n’est que lentement absorbé par l’organisme. Il reste pendant plusieurs heures dans la blessure.
– Et en nettoyant la plaie?…
– Autant mettre un cautère sur une jambe de bois. Le poison est trop subtil et trop violent.
– Une excision de la plaie, peut-être?
– Une excision, c’est cela. Si la blessure est sur le doigt, coupez le doigt. C’était toujours ce que disait mon père. Mais songez au siège de la blessure, songez qu’il s’agit de ma femme… C’est affreux!
La sympathie s’émousse facilement chez un homme familiarisé avec beaucoup de cas douloureux. Douglas Stone trouvait surtout que l’affaire était peu banale: il rejeta comme non pertinentes les faibles objections du mari.
– Il semble en effet que ce doive être cela ou rien! prononça-t-il brusquement. Mieux vaut perdre la lèvre que la vie.
– Oui, vous avez raison! Après tout, c’est le destin: il faut y faire face. J’ai une voiture. Venez avec moi, et opérez!
Douglas Stone sortit d’un tiroir une boîte de bistouris, et il la rangea avec une bande de pansements et une compresse de charpie dans sa poche. S’il voulait arriver à temps chez Lady Sannox il n’avait plus une minute à perdre.
– Je suis prêt, déclara-t-il en enfilant son pardessus. Voudriez-vous prendre un verre de porto avant d’affronter cet air glacé?
Son visiteur fit un pas en arrière et leva une main pour protester.
– Vous oubliez que je suis musulman et fidèle disciple du prophète! répondit-il. Mais dites-moi: quelle est la bouteille verte que vous avez mise dans votre poche?
– Chloroforme.
– Ah, cela aussi nous est interdit. Le chloroforme contient de l’alcool. Nous ne prenons jamais d’alcool.
– Comment! Vous accepteriez que votre femme subisse une opération sans être anesthésiée?
– Hélas, elle ne sentira rien, la pauvre chère âme! Le sommeil s’est déjà abattu sur elle, le poison commence à travailler. Et puis je lui ai donné un peu de notre opium de Smyrne. Venez, Monsieur! Une heure s’est écoulée depuis son accident…
Comme ils se glissaient dans l’obscurité de la rue, la pluie leur fouetta le visage. Dans le vestibule la lampe s’éteignit, bien qu’elle fût suspendue au bras d’une cariatide de marbre. Pim, le maître d’hôtel, dut s’arc-bouter des deux épaules pour refermer la lourde porte, tant le vent soufflait avec violence. Les deux hommes avancèrent à tâtons vers la faible lueur jaune qui leur indiquait la voiture. Moins d’une minute plus tard ils roulaient vers leur destination.
– Est-ce loin? interrogea Douglas Stone.
– Oh non! Nous habitons un petit endroit tout à fait tranquille après Euston Road.
Le chirurgien appuya sur le ressort de sa montre à sonnerie et il écouta les petits tintements destinés à lui dire l’heure. Neuf heures et quart. Il calcula les distances, le temps qu’il lui faudrait pour son intervention… Il arriverait probablement chez Lady Sannox vers dix heures. À travers les vitres couvertes de buée, il apercevait les lampadaires brouillés qui dansaient sur son passage, et, de-ci de-là, l’éclairage plus puissant d’une devanture ou d’une vitrine. La pluie tambourinait sur la capote; les roues faisaient jaillir de la boue et de la glaise. En face de lui le turban blanc de son compagnon de route miroitait faiblement dans la pénombre. Le chirurgien fouilla dans ses poches et prépara ses aiguilles, ses agrafes, ses pinces. Il commençait à s’énerver; sur le plancher du fiacre ses pieds tambourinaient avec impatience.
La voiture ralentit et s’arrêta. Douglas Stone descendit aussitôt; le marchand smyrniote le suivait sur ses talons.
– Attendez-moi! commanda-t-il au cocher.
Dans une rue sordide il se trouvèrent devant une maison minable. Le chirurgien connaissait son Londres sur le bout du doigt; il essaya de percer l’obscurité, mais il n’aperçut rien qui lui permit de se repérer: pas de boutiques, pas de promeneurs; rien d’autre qu’une double rangée de maisons tristes, qu’un double alignement de pavés détrempés et luisants, qu’une double douche tombant des gouttières vers les grilles des égouts. La porte devant laquelle ils s’étaient arrêtés était d’une couleur indéfinissable. Une pauvre lumière qui passait par le vasistas éclairait surtout la poussière et la saleté qui le recouvraient: En haut, derrière l’une des fenêtres de la chambre à coucher, brillait une lampe jaune. Le marchand cogna vigoureusement. Quand il tourna son visage vers la lumière, Douglas Stone constata qu’il avait les traits tirés par l’anxiété. On déplaça un verrou; une femme âgée qui tenait une bougie s’encadra dans la porte; elle protégeait la flamme de ses doigts noueux.
– Est-ce que tout va bien? haleta le marchand.
– Elle est dans l’état où vous l’avez laissée, Monsieur.
– Elle n’a pas parlé?
– Non, elle dort profondément.
Le marchand ferma la porte d’entrée; Douglas Stone avança dans le couloir étroit et ne fut pas peu surpris de ce qu’il observa autour de lui. Il n’y avait par terre ni linoleum, ni tapis-brosse. Pas de porte-manteau au mur. Par contre des toiles d’araignées en lourds festons et d’épaisses couches de poussière grise partout où il portait le regard. Pour gravir un escalier en colimaçon, la vieille femme passa la première. Douglas Stone la suivit, avec le vieux marchand sur ses talons. Leurs pas résonnèrent sinistrement sur les marches que ne recouvrait aucun tapis.
La chambre à coucher était au deuxième étage. Là, au moins, il y avait du mobilier! Le plancher était jonché de coffrets turcs, de tables en marqueterie, de cottes de mailles, de tuyaux bizarres et d’armes grotesques. Ces objets hétéroclites s’entassaient dans les coins. Sur une console brûlait une lampe. Douglas Stone s’en empara, se fraya un chemin vers le lit qui était placé dans un angle et sur lequel une femme habillée à la mode turque, avec le yachmak et le voile, était étendue. La partie inférieure du visage était découverte; le chirurgien vit une entaille qui zigzaguait le long du pli de la lèvre inférieure.