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Ma lampe à acétylène projetait devant moi une lumière puissante qui n’avait rien de comparable avec le scintillement jaune de la bougie qui m’avait guidé douze jours plus tôt sous cette même voûte. Tandis que je courais, je voyais le monstre qui fuyait en titubant; sa masse remplissait tout l’espace libre entre les parois; son poil ressemblait à de l’étoupe grossière et pendait en grosses touffes serrées qui se balançaient à chaque pas; on aurait dit la toison d’un gigantesque mouton non tondu; mais il était nettement plus gros que le plus gros des éléphants, et il paraissait aussi large que grand. Je suis encore stupéfait quand je pense que j’ai osé pourchasser un monstre pareil jusque dans les entrailles de la terre; mais quand le sang est échauffé et quand la proie cherche à s’échapper, le vieil instinct du chasseur se réveille, et adieu la prudence! Fusil en main, j’ai donc galopé de toute la vitesse de mes jambes derrière la Bête.

J’avais constaté qu’elle était prodigieusement véloce.

Mais j’allais constater à mes dépens qu’elle n’était pas moins rusée. Je m’étais imaginé que sa fuite était dictée par la panique et qu’il ne me restait qu’à la poursuivre. Pas une seconde je n’avais réfléchi qu’elle pourrait faire demi-tour et se jeter sur moi. J’ai indiqué plus haut que le couloir des Romains aboutissait à une grande caverne centrale. Je m’y suis précipité, hanté par la crainte de perdre ses traces. Mais la Bête venait de se retourner; elle était revenue sur ses pas, et nous nous sommes trouvés face à face.

Cette scène puissamment éclairée par ma lanterne, restera pour toujours gravée dans ma mémoire. Le monstre s’était dressé sur ses pattes postérieures comme un ours, et il se tenait penché au-dessus de moi, énorme, menaçant; aucun cauchemar ne saurait le représenter. J’ai dit qu’il s’était cabré comme un ours: de fait il y avait quelque chose d’un ours dans son attitude (en admettant qu’il pût exister un ours dix fois plus gros qu’un ours normal), dans ses grandes pattes antérieures recourbées aux griffes blanches comme de l’ivoire, dans sa fourrure rude, dans sa gueule rouge, béante, bordée de crocs formidables. Sur un seul point il se différenciait de l’ours ou de n’importe quel animal foulant la terre; quand je l’ai découvert, j’ai frémi de tous mes membres: les yeux qui luisaient à la lueur de ma lanterne étaient d’énormes boules saillantes, blanches et privées de vue. Pendant quelques secondes il a balancé ses grandes pattes au-dessus de ma tête. Puis il est tombé en avant sur moi; ma lanterne et moi, nous nous sommes écrasés sur le sol, et je ne me souviens plus de rien.

Quand j’ai repris connaissance, je me trouvais dans la ferme des Allerton. Deux jours s’étaient écoulés depuis ma terrible aventure dans le trou du Blue John. Il semble que je sois resté évanoui toute la nuit dans la caverne, à la suite d’une commotion cérébrale, avec de mauvaises fractures à mon bras gauche et à deux côtes. Au matin les demoiselles Allerton avaient découvert mon billet; une douzaine de fermiers s’étaient réunis; leur équipe avait suivi mes traces et j’avais été ramené dans ma chambre en proie à un fort délire. Ils n’avaient relevé aucun indice attestant la présence de la Bête; ils n’avaient pas vu de tache de sang, qui aurait prouvé que ma balle l’avait bien transpercée. En dehors de mes blessures et des empreintes sur la boue, rien n’étayait mes dires.

Six semaines ont passé, et je peux aller dehors m’asseoir au soleil. Juste en face de moi se dresse un flanc de colline tout gris, et je distingue la crevasse noire qui marque l’ouverture du trou du Blue John. Mais celui-ci n’est plus une source d’épouvante. Plus jamais de ce sinistre couloir une Bête extraordinaire n’émergera dans le monde des hommes. Les esprits cultivés, les savants, le docteur Johnson et bien d’autres pourront sourire en lisant mon récit; mais les campagnards des environs n’ont jamais douté qu’il fût vrai. Dès le lendemain du jour où j’ai pu parler, ils se sont réunis à plusieurs centaines autour du trou du Blue John. Je cite le Castleton Courier:

«Notre envoyé spécial et de hardis gentlemen venus de Matlock, Buxton, etc… se sont vainement proposés pour descendre, dans la caverne, pour l’explorer jusqu’au bout, bref, pour vérifier l’exactitude du récit sensationnel du docteur James Hardcastle. Les gens du pays ont pris l’affaire en mains, et dès les premières heures de la matinée ils ont durement travaillé pour bloquer le trou du Blue John. Le trou s’ouvre sur un couloir en pente raide, et de grosses pierres, charriées par quantité de volontaires, ont été précipitées à l’intérieur jusqu’à ce que l’ouverture soit hermétiquement bouchée. Tel est le dernier chapitre d’une histoire qui a passionné tout le pays. L’opinion locale reste farouchement divisée. D’un côté, il y a ceux qui soulignent le mauvais état de santé du docteur Hardcastle, et qui suggèrent que des lésions cérébrales d’origine tuberculeuse aient pu donner naissance à ces étranges hallucinations; selon ces mêmes autorités, une idée fixe aurait pu amener le docteur à excursionner dans le trou, et une simple chute grave aurait été la cause de ses blessures. D’un autre côté, la légende d’un monstre vivant dans le trou était répandue bien avant l’arrivée du docteur Hardcastle dans le pays; les fermiers estiment qu’elle se trouve corroborée par le récit du docteur, ainsi que par ses blessures. L’affaire en restera là, car on ne voit guère comment une solution décisive pourrait intervenir maintenant

Avant la publication de cet article par le Courier, ce journal aurait peut-être été bien avisé de m’adresser son correspondant. J’ai réfléchi à l’affaire plus que quiconque, et j’aurais sans doute pu élucider scientifiquement l’énigme qui, pour le public, subsiste. Je vais livrer ici la seule explication qui me semble rendre compte de tous les faits. Ma théorie peut paraître invraisemblable; personne en tout cas ne se hasardera à la qualifier d’impossible.

Je crois (et ce journal montre que mon point de vue était déjà formé avant le début de mes aventures personnelles) que dans cette partie de l’Angleterre il existe un grand lac ou une mer souterraine, qu’alimentent les nombreux ruisseaux qui circulent et disparaissent dans le calcaire. Où il y a un important réservoir d’eau, une évaporation se produit, des brumes ou de la pluie; il s’ensuit une possibilité de végétation. Ce raisonnement suggère à son tour qu’une vie animale a pu surgir, imitant en cela la vie végétale, de ces lignées et de ces types apparus au début de l’histoire du monde, quand la communication avec l’air extérieur était plus facile. En cet endroit donc, une flore et une faune particulières s’étaient développées, y compris des monstres semblables à celui que j’ai vu: peut-être le vieil ours des cavernes, considérablement amplifié et modifié en raison de son nouveau milieu. Pendant des éternités les deux créations, celle de l’intérieur et celle de l’extérieur, ont vécu à part, croissant régulièrement loin l’une de l’autre. Puis une fissure quelconque s’est produite dans les profondeurs de la montagne; elle a permis à l’un de ces monstres de remonter vers la surface de la terre et, grâce au couloir des Romains, d’atteindre l’air libre. Comme toutes les créatures souterraines, la Bête avait perdu la vue; mais cette infirmité avait évidemment reçu de la nature des compensations dans d’autres directions. Elle disposait certainement d’un moyen de se diriger et de chasser les moutons sur les pentes de la montagne. Quant à sa prédilection pour les nuits noires, ma théorie est que la lumière affectait douloureusement ses grandes boules blanches et que la Bête ne s’accommodait que d’un monde noir comme de l’encre. Peut-être est-ce ma lampe à acétylène qui m’a sauvé la vie quand nous nous sommes trouvés face à face. Voilà comment je lis le rébus. Je livre ces faits à la postérité; si vous pouvez les expliquer, n’y manquez pas; si vous haussez les épaules, tant pis.