– Non, pour l’amour du Ciel!
– Voici une phrase qui vous prouvera que ce qui est relaté dans ce livre est bien la scène à laquelle vous avez assisté cette nuit: «Le bon abbé Pirot, incapable de contempler les souffrances qui allaient être endurées par la suppliciée, se précipita hors de la pièce». Cela vous convainc-t-il?
– Tout à fait. Il est hors de doute qu’il s’agit bien du même événement. Mais alors qui est cette dame si charmante qui connut une fin si horrible?
Dacre s’est approché de moi, et il a placé la petite lampe sur la table de chevet. Levant l’entonnoir maudit, il a tourné l’anneau de cuivre pour que la lumière l’éclaire en plein. Vues ainsi, les gravures m’ont paru plus claires que la veille au soir.
– Nous avions déjà constaté que ceci était l’emblème d’un marquis ou d’une marquise. Nous avions également établi que la dernière lettre était un B.
– Incontestablement.
– Je vous fais maintenant une suggestion: les autres lettres ne sont-elles pas, de gauche à droite, un M, un autre M, un petit d, un A, un petit d, puis le B final?
– Oui, je pense que vous avez raison. Je discerne les deux petits d tout à fait nettement.
– Ce que je viens de vous lire, a déclaré Dacre, est l’enregistrement officiel du procès de Marie-Madeleine d’Aubray, marquise de Brinvilliers, l’une des plus célèbres empoisonneuses de tous les temps.
Je me suis tu. J’étais bouleversé par le caractère extraordinaire de l’incident, et par la nature formelle de la preuve que Dacre m’avait fournie. Je me rappelais vaguement quelques détails de la carrière de cette femme, sa débauche effrénée, les tortures délibérées et préméditées qu’elle avait infligées à son père malade, l’assassinat de ses deux frères pour des motifs d’intérêt domestique. Je me rappelais aussi le courage qu’elle avait manifesté à ses derniers moments et qui avait quelque peu racheté ses crimes, ainsi que la sympathie que tout Paris lui avait manifestée lors de son exécution: quelques jours après l’avoir maudite comme empoisonneuse, les Parisiens l’avaient en effet bénie comme une martyre. Une objection, et une seule, s’est levée dans ma tête:
– Comment ses initiales et son blason ont-ils pu être gravés sur l’entonnoir? Je suppose qu’on ne poussait pas le respect médiéval dû aux nobles au point de décorer de leurs titres les instruments de leur supplice?
– Ce point m’a également intrigué, a admis Dacre. Mais il ne souffre qu’une seule explication. Le cas avait suscité à l’époque un intérêt considérable; rien de plus naturel que ce La Reynie, lieutenant de police, ait gardé l’entonnoir en guise de souvenir. Il n’arrivait pas souvent qu’une marquise de France eût à subir la question extraordinaire! Il a sans doute fait graver dessus les initiales de la Brinvilliers à l’intention des curieux; il devait avoir l’habitude de ces procédés-là.
– Et ceci? ai-je demandé en désignant les marques sur le col de cuir.
– La Brinvilliers était une tigresse cruelle, m’a répondu Dacre en s’en allant. Je pense que, comme les autres tigresses, elle avait des dents pointues, et solides.
III De nouvelles catacombes ( The New Catacomb)
– Dites donc, Burger! lança Kennedy. J’aimerais bien recevoir vos confidences…
Les deux célèbres archéologues, spécialistes l’un comme l’autre de l’antiquité romaine, étaient assis dans la chambre de Kennedy, sur le Corso. La soirée était froide. Ils avaient rapproché leurs fauteuils du mauvais poêle italien qui dégageait plus de fumée que de chaleur. Dehors, sous les claires étoiles de l’hiver, c’était la Rome moderne, la double et longue rangée des lampadaires électriques, les cafés brillamment éclairés, les voitures qui fonçaient, une foule dense sur les trottoirs. Mais à l’intérieur de la chambre somptueuse du jeune et riche archéologue anglais, la Rome antique exhibait ses trésors.
Aux murs pendaient des frises fendillées, abîmées. De vieux bustes grisâtres de sénateurs et de soldats, avec leurs têtes de boxeurs aux traits cruels, étaient nichés dans tous les coins: ils avaient l’air de surveiller ce qui se disait dans la chambre. Sur la table centrale, parmi un fouillis d’inscriptions, de fragments brisés, d’ornements divers, se dressait la fameuse reconstitution par Kennedy des Thermes de Caracalla qui, lorsqu’elle fut exposée à Berlin, suscita autant d’intérêt que d’admiration. Des amphores étaient accrochées au plafond. Un véritable bric-à-brac s’étalait sur un très beau tapis rouge de Turquie. Tous les objets qui se trouvaient ainsi rassemblés étaient d’une authenticité irréprochable, d’une grande rareté et d’une valeur immense. Kennedy en effet avait à peine dépassé la trentaine, mais il avait acquis dans cette spécialité de recherches une réputation européenne. Hâtons-nous de dire qu’il possédait une bourse bien garnie, ce qui peut constituer un handicap fatal ou un avantage considérable dans la course à la renommée. Souvent Kennedy s’était laissé distraire par les fantaisies du plaisir. Mais il avait l’esprit incisif, capable d’efforts prolongés et concentrés auxquels succédaient de brusques réactions de sensualité. Son beau visage, son front dégagé et pâle, son nez agressif, un je ne sais quoi de relâché dans la bouche traduisaient assez bien le compromis qui s’était établi chez lui entre la force et les faiblesses.
Son compagnon Julius Burger était d’un type très différent. Un curieux mélange présidait à ses origines. Né d’un père allemand et d’une mère italienne, il était pourvu des robustes qualités du Nord que tempéraient les grâces plus tendres du Sud. Des yeux bleus de Teuton éclairaient son visage bronzé par le soleil. Des boucles blondes encadraient son front carré. Il était imberbe, ce qui accentuait la puissance et la solidité de la mâchoire; Kennedy avait fréquemment remarqué qu’elle ressemblait aux mâchoires romaines de ses bustes. Sous cette rude force allemande une sorte de subtilité italienne affleurait constamment. Mais son sourire honnête et son regard franc laissaient entendre qu’elle n’influençait pas son tempérament. Pour l’âge et la réputation il était à égalité avec son camarade anglais; toutefois son existence et son travail s’étaient heurtés à beaucoup plus de difficultés. Douze ans plus tôt il était arrivé à Rome en qualité d’étudiant pauvre; depuis lors il y avait vécu sur une maigre dotation pour recherches que lui avait allouée l’Université de Bonn. Péniblement, lentement, opiniâtrement, avec une ténacité et une force de caractère peu communes, il avait gravi les uns après les autres les échelons de la renommée. À présent il était membre de l’Académie de Berlin, et il y avait tout lieu de croire qu’il ne tarderait pas à être appelé à occuper une chaire dans la plus grande Université allemande. Mais si, en se fixant un seul but, il avait pu parvenir, sur le plan de l’archéologie, au même niveau supérieur que l’Anglais, sur tous les autres il lui était demeuré nettement inférieur. Jamais il n’avait distrait une minute de ses études pour cultiver une grâce mondaine. Ce n’était que lorsqu’il parlait de sa profession qu’il semblait vivre et avoir une âme. Autrement il restait silencieux, embarrassé, trop conscient de ses propres insuffisances, et il supportait malaisément les petites histoires où se réfugient toujours ceux qui n’ont aucune idée à exprimer.