Son compagnon Julius Burger était d’un type très différent. Un curieux mélange présidait à ses origines. Né d’un père allemand et d’une mère italienne, il était pourvu des robustes qualités du Nord que tempéraient les grâces plus tendres du Sud. Des yeux bleus de Teuton éclairaient son visage bronzé par le soleil. Des boucles blondes encadraient son front carré. Il était imberbe, ce qui accentuait la puissance et la solidité de la mâchoire; Kennedy avait fréquemment remarqué qu’elle ressemblait aux mâchoires romaines de ses bustes. Sous cette rude force allemande une sorte de subtilité italienne affleurait constamment. Mais son sourire honnête et son regard franc laissaient entendre qu’elle n’influençait pas son tempérament. Pour l’âge et la réputation il était à égalité avec son camarade anglais; toutefois son existence et son travail s’étaient heurtés à beaucoup plus de difficultés. Douze ans plus tôt il était arrivé à Rome en qualité d’étudiant pauvre; depuis lors il y avait vécu sur une maigre dotation pour recherches que lui avait allouée l’Université de Bonn. Péniblement, lentement, opiniâtrement, avec une ténacité et une force de caractère peu communes, il avait gravi les uns après les autres les échelons de la renommée. À présent il était membre de l’Académie de Berlin, et il y avait tout lieu de croire qu’il ne tarderait pas à être appelé à occuper une chaire dans la plus grande Université allemande. Mais si, en se fixant un seul but, il avait pu parvenir, sur le plan de l’archéologie, au même niveau supérieur que l’Anglais, sur tous les autres il lui était demeuré nettement inférieur. Jamais il n’avait distrait une minute de ses études pour cultiver une grâce mondaine. Ce n’était que lorsqu’il parlait de sa profession qu’il semblait vivre et avoir une âme. Autrement il restait silencieux, embarrassé, trop conscient de ses propres insuffisances, et il supportait malaisément les petites histoires où se réfugient toujours ceux qui n’ont aucune idée à exprimer.
Cependant depuis quelques années, entre ces deux concurrents si dissemblables, des rapports s’étaient noués qui paraissaient évoluer lentement vers l’amitié. Rien d’étonnant à cela: ils se trouvaient être les seuls parmi les jeunes à posséder suffisamment de connaissances et d’enthousiasme pour s’apprécier réciproquement. La communauté de leurs intérêts comme de leurs études les avait d’autant plus rapprochés que chacun était attiré par le savoir de l’autre. Et puis quelque chose de plus s’était glissé en leurs relations: Kennedy avait été amusé par la franchise et la simplicité de son rival, tandis que Burger, par contre, avait été fasciné par la vivacité d’esprit et le brio intellectuel qui avaient fait de Kennedy la coqueluche de la société romaine. Je dis à dessein «avaient fait» car pour l’heure le jeune Anglais subissait un certain ostracisme. Une affaire d’amour dont les détails n’avaient jamais été tout à fait connus avait révélé un manque de cœur et même une insensibilité que beaucoup de ses amis jugèrent choquants. Mais dans les cercles d’artistes et d’étudiants qu’il fréquentait de préférence, le code de l’honneur n’était pas très strict pour ce genre d’affaires: la curiosité et l’envie y prévalaient sur la réprobation.
– Dites donc, Burger! lança Kennedy en regardant fixement le visage placide de son camarade. J’aimerais bien recevoir vos confidences.
Tout en parlant il agita une main vers une carpette. Sur la carpette il y avait l’un de ces paniers d’osier à fruits, allongé et peu profond, qui sont si communs en Campanie. Or, ce panier était rempli de pierres gravées, d’inscriptions, de morceaux de mosaïques, de papyrus déchirés, d’objets métalliques couverts de rouille. Le non-initié aurait juré que ces articles venaient en droite ligne du marché aux puces. Mais le spécialiste voyait tout de suite qu’il s’agissait de curiosités uniques au monde. Dans ce panier en osier il y avait de quoi remplacer un maillon manquant dans la chaîne du développement social de l’humanité. C’était l’Allemand qui avait apporté cette récolte dans la chambre de l’Anglais. Le regard de Kennedy brillait d’impatience.
– Sans vouloir être indiscret ni intervenir dans votre course au trésor, reprit-il pendant que Burger allumait un cigare, j’aimerais vraiment beaucoup vous entendre! Apparemment vous avez découvert quelque chose de très important. Vous allez révolutionner toute l’Europe!
– Il y a bien un million de ces bagatelles pour chaque archéologue d’ici! répondit l’Allemand. Il y en a tellement qu’une douzaine de savants pourraient consacrer toute leur existence à les étudier et à se bâtir une réputation aussi solide que le Château Saint-Ange.
Kennedy demeura méditatif. Des rides creusèrent son front. Ses doigts jouèrent avec sa longue moustache blonde.
– Vous vous êtes trahi, Burger! fit-il enfin. Vos paroles ne cadrent qu’avec une seule hypothèse: vous avez découvert de nouvelles catacombes.
– Je pensais bien que vous seriez parvenu à cette conclusion au premier coup d’œil sur ma collection.
– C’est-à-dire que mon coup d’œil me l’avait fait supposer; mais votre remarque transforme ma supposition en certitude. Il n’y a pas d’endroits, en dehors des catacombes, qui pourraient contenir une telle quantité de vestiges, de reliques…
– D’accord! Là-dessus, pas de mystère… J’ai découvert de nouvelles catacombes.
– Où cela?
– Ah, cher Kennedy, c’est mon secret! Qu’il me suffise de vous dire que leur emplacement est si invraisemblable qu’il n’y a pas une chance sur un million pour qu’un autre curieux mette le nez dessus. Elles datent d’une époque différente de toutes celles qui sont déjà connues; elles étaient réservées à l’ensevelissement des chrétiens les plus considérables; d’où il s’ensuit que les vestiges et les reliques qui s’y trouvent ne ressemblent absolument pas à tout ce qui a été découvert jusqu’ici. Si je ne connaissais pas votre savoir et votre énergie, mon ami, je n’hésiterais pas, sous le sceau du secret, à tout vous dire. Mais étant donné votre personnalité, je pense que je ferais mieux de préparer mon rapport personnel avant de m’exposer à une concurrence aussi formidable!
Kennedy aimait son métier d’un amour qui confinait à la manie (un amour auquel il restait fidèle au sein de toutes les distractions à portée d’un jeune homme riche et sensuel). Il était également ambitieux; mais son ambition passait après le plaisir et l’intérêt purement abstraits qu’il vouait à tout ce qui concernait la vie et l’histoire de la Rome antique. Il avait une envie folle de voir ce nouveau souterrain qu’avait découvert son camarade.
– Écoutez, Burger! reprit-il très sérieusement. Je vous assure que vous pouvez me faire aveuglément confiance. Je n’écrirais rien sur ce que je verrais sans votre autorisation expresse. Je comprends vos sentiments. Ils sont tout à fait naturels. Mais vous n’auriez absolument rien à redouter de moi. Par contre, si vous ne me mettez pas dans la confidence, je vais me livrer à une recherche systématique, et je finirai bien par découvrir vos nouvelles catacombes. Dans ce cas, bien sûr, j’en ferai l’usage qui me plaira, puisque je ne serai pas votre obligé.
Burger sourit par-dessus son cigare.
– J’ai observé, ami Kennedy, dit-il, que lorsque j’ai besoin d’un renseignement quelconque, vous n’êtes pas toujours disposé à me le fournir aussi vite.