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– … Il faut que vous me suiviez de très près, mon ami! ordonna Burger. Ne lambinez pas pour regarder quelque chose en route, car je vais vous mener en un lieu où vous verrez plus de choses que tout ce que vous pourriez voir dans les couloirs. Si nous y allons directement, cela nous économisera du temps.

Il s’engagea dans l’un des couloirs. L’Anglais était sur ses talons. À chaque instant le couloir bifurquait, mais Burger ne s’arrêtait ni n’hésitait jamais: sans doute avait-il des repères secrets. Tout le long des murs, empilés les uns au-dessus des autres comme des couchettes sur un bateau d’émigrants, gisaient des chrétiens de la Rome antique. La lueur jaune de la lanterne éclairait les visages ratatinés des momies, faisait miroiter les crânes arrondis et les longs bras blancs croisés sur des poitrines décharnées. Kennedy lançait des regards pleins de regret et de désir vers les innombrables inscriptions, urnes funéraires, ornements picturaux, vêtements, ustensiles qui étaient demeurés dans l’état où des mains pieuses les avaient disposés tant de siècles auparavant. Il lui sembla évident, même à première vue, qu’il s’agissait de catacombes d’une richesse exceptionnelle qui contenaient une énorme quantité de vestiges romains.

– Que se passerait-il si votre lanterne s’éteignait? demanda-t-il pendant qu’ils se hâtaient vers la destination indiquée par Burger.

– J’ai une bougie en réserve et une boîte d’allumettes dans ma poche. À propos, Kennedy, avez-vous des allumettes sur vous?

– Non. Vous devriez bien m’en donner quelques-unes.

– Oh, ce n’est pas la peine! Il n’y a aucune raison pour que nous nous séparions.

– Jusqu’où allons-nous? Il me semble que nous avons dû marcher pendant quatre cents mètres, non?

– Davantage, je crois. Ces rangées de tombes sont interminables… Du moins je n’en ai pas vu la fin. Mais comme nous arrivons à un endroit difficile, je vais dérouler ma pelote.

Il attacha un bout de la ficelle à une pierre qui faisait saillie et il plaça la pelote dans son manteau, en la dévidant au fur et à mesure qu’il avançait. Kennedy s’aperçut que cette précaution n’était pas inutile, car les couloirs se compliquaient de plus en plus pour former un réseau de chemins qui s’entrecoupaient constamment. Mais tous aboutissaient à une grande salle circulaire au fond de laquelle il y avait un socle carré recouvert sur un côté par une dalle de marbre.

– Mon Dieu! s’écria Kennedy en extase. Voilà un autel des chrétiens: probablement le premier en date. La petite croix de la consécration est gravée sur ce coin. Sans doute cette salle circulaire servait d’église!

– Exactement! répondit Burger. Si j’avais plus de temps, j’aimerais vous montrer tous les corps qui sont enterrés dans ces niches le long des murs: ce sont ceux des premiers papes et évêques de l’Église, avec leurs mitres, leurs crosses, leurs vêtements sacerdotaux. Tenez, regardez celui-là, par exemple…

Kennedy avança et contempla la tête blême qui reposait sur une mitre tombant en poussière.

– Passionnant! s’exclama-t-il d’une voix qui sembla rebondir contre les parois de la voûte. D’après mon expérience personnelle, c’est unique. Approchez la lanterne, Burger: je veux les voir tous.

Mais l’Allemand était allé à l’autre bout de la salle et il se tenait au milieu du cercle de lumière jaune.

– Savez-vous combien il y a de bifurcations trompeuses entre ici et l’escalier? demanda-t-il. Plus de deux mille! C’était sans doute l’un des moyens qu’avaient adoptés les chrétiens pour se protéger. En admettant qu’un homme, ici, ait une lanterne, il aurait une chance sur deux mille de trouver la sortie. Et sans lanterne ce serait encore plus difficile.

– Certes!

– L’obscurité est terrible! Je l’ai expérimentée une fois. Essayons une autre fois!

Il se pencha vers la lanterne et ce fut aussitôt comme si une main invisible s’était refermée sur chaque œil de Kennedy. Avant cet instant il n’avait jamais su ce que c’était que l’obscurité. Maintenant il avait l’impression qu’elle collait à lui, qu’elle l’étouffait, qu’elle était un obstacle solide qui empêchait son corps de bouger, d’avancer. Il étendit les bras pour la repousser.

– Cela suffit, Burger! Redonnez-nous un peu de lumière.

Mais son camarade se mit à rire: dans cette salle ronde, le bruit de son rire semblait provenir de tous les côtés à la fois.

– On dirait que vous êtes mal à l’aise, ami Kennedy?

– Ça va, mon vieux! Rallumez la lanterne!

– C’est très curieux, Kennedy. Par le son je ne peux absolument pas repérer le côté où vous êtes. Et vous, pouvez-vous deviner où je suis?

– Non. J’ai l’impression que vous êtes partout autour de moi.

– Si je ne tenais pas ma ficelle, je ne saurais pas du tout comment sortir d’ici.

– Je m’en doute. Allez, mon vieux, grattez une allumette! Et finissons-en avec cette absurdité!

– Dites, Kennedy, je crois qu’il y a deux choses que vous aimez particulièrement: l’aventure, et un obstacle à surmonter. L’aventure va consister pour vous à trouver un chemin pour sortir de ces catacombes. L’obstacle sera l’obscurité et les deux mille bifurcations trompeuses. Mais vous n’avez pas besoin de vous presser; prenez tout votre temps. Quand vous ferez une petite halte pour vous reposer un brin, j’aimerais que vous pensiez un peu à Mademoiselle Mary Saunderson, et que vous examiniez en conscience si vous avez été tout à fait loyal envers elle.

– Espèce de démon, que voulez-vous dire? rugit Kennedy.

L’Anglais courait en rond, dessinait de petits cercles, mais avec ses mains il n’attrapait que les ténèbres…

– Bonsoir! fit la voix ironique de Burger qui avait déjà pris de la distance. En vérité je ne crois pas, Kennedy, même après avoir écouté votre version des faits, que vous vous soyez conduit correctement avec la jeune fille en question. Et puis il me semble que vous ignorez un petit détaiclass="underline" je suis en mesure de combler cette lacune. Mademoiselle Mary Saunderson était fiancée à un pauvre diable d’étudiant pas très brillant; il s’appelait Julius Burger.

Quelque part il y eut un bruissement indistinct, le son assourdi d’un pied heurtant une pierre, et puis le silence retomba sur cette vieille église chrétienne: un silence immobile et lourd qui se referma sur Kennedy comme l’eau se referme sur un noyé.

Deux mois plus tard, l’entrefilet suivant fit le tour de la presse européenne:

«L’une des découvertes les plus intéressantes de ces dernières années concerne de nouvelles catacombes à Rome, à quelque distance vers l’Est des voûtes bien connues de Saint-Calixte. La trouvaille de cette importante nécropole, extraordinairement riche en vestiges du début de l’ère chrétienne, est due à l’énergie et à la sagacité du docteur Julius Burger, le jeune archéologue allemand qui est en train de conquérir la première place chez les savants spécialisés dans l’étude de la Rome antique. Bien qu’étant le premier à publier le compte rendu de sa découverte, le docteur Burger semble avoir été devancé par un chercheur moins heureux. Voici quelques semaines Monsieur Kennedy, l’archéologue anglais bien connu, disparaissait soudainement de son appartement sur le Corso. On établit un lien entre sa disparition et un récent scandale, qui aurait pu l’inciter à quitter Rome. Il apparaît maintenant qu’en réalité il a été victime de son amour fervent pour l’archéologie. Son cadavre a été découvert au milieu des nouvelles catacombes; d’après l’état de ses pieds et de ses chaussures, il est certain qu’il a dû marcher des jours et des jours dans ces couloirs tortueux qui rendent si périlleuse l’exploration des nécropoles. Le défunt, dans une inconcevable étourderie, avait pénétré dans ce labyrinthe sans bougies ni allumettes (du moins selon les premières constatations) et sa mort est une conséquence de sa témérité. Ce qui rend cette triste affaire encore plus douloureuse, c’est que le docteur Julius Burger était l’ami intime de Monsieur Kennedy. La joie qu’il éprouvait légitimement de sa découverte extraordinaire s’est trouvée très assombrie par le terrible destin de son confrère et ami