– Un malade pour Monsieur dans le cabinet de consultation! annonça le maître d’hôtel.
– Vient-il pour lui-même?
– Non, Monsieur. Je crois qu’il désire que Monsieur aille en ville.
– Il est trop tard! s’écria Douglas Stone avec irritation. Je n’irai pas.
– Voici sa carte, Monsieur.
Le maître d’hôtel la présenta sur le plateau en or que la femme d’un Premier Ministre avait offert à son maître.
– Hamil Ali, Smyrne… Hum! C’est un Turc, je suppose?
– Oui, Monsieur. Il donne l’impression de venir de loin. Il a l’air bien inquiet.
– Tut, tut! J’ai un rendez-vous. Il faut que je sorte. Mais auparavant je le verrai. Introduisez-le ici, Pim.
Le maître d’hôtel alla donc chercher un homme de petite taille et passablement décrépit, qui marcha sur Douglas Stone avec, comme, le font beaucoup de myopes, la tête penchée en avant et les yeux clignotants. Il avait le teint basané, des cheveux et une barbe d’un noir éclatant. Dans une main il tenait un turban de mousseline blanche rayée de rouge; de l’autre un petit sac en peau de chamois.
– Bonsoir! fit Douglas Stone quand le maître d’hôtel eut refermé la porte. Vous parlez anglais, j’imagine?
– Oui, Monsieur. Je suis originaire d’Asie Mineure, mais je parle anglais lentement.
– Vous désirez que j’aille en ville, je crois?
– Oui, Monsieur. Je tiendrais beaucoup à ce que vous voyiez ma femme.
– Je pourrai la voir demain matin. Mais ce soir un rendez-vous m’empêche de me rendre auprès d’elle.
La réponse du Turc fut inattendue. Il tira le cordon qui fermait l’ouverture du sac en peau de chamois, et il déversa sur la table un flot d’or.
– Voilà cent livres, expliqua-t-il. Je vous affirme que l’affaire ne vous prendra pas plus d’une heure. J’ai à la porte une voiture qui nous attend.
Douglas Stone regarda sa montre. S’il acceptait, il n’arriverait pas trop tard chez Lady Sannox (il lui avait déjà fait visite à une heure plus indécente). Et puis, ces honoraires étaient exceptionnellement élevés; récemment des créanciers l’avaient quelque peu harcelé. Allait-il laisser passer une chance pareille? Il n’en avait pas le droit!
– De quoi s’agit-il?
– Oh, d’une triste affaire! D’une si triste affaire! Vous n’avez peut-être pas entendu parler des poignards des Almohades?
– Jamais.
– Ah, ce sont des poignards orientaux très anciens et d’une forme particulière! Le manche ressemble à ce que vous appelez un étrier. Je suis un marchand de bibelots, comprenez-vous? Et c’est pour affaires que je suis venu en Angleterre, mais la semaine prochaine je retourne à Smyrne. J’avais apporté beaucoup d’articles curieux et il ne m’en reste plus guère; mais, malheureusement, j’avais conservé l’un de ces poignards…
– Veuillez vous rappeler que j’ai un rendez-vous! coupa le chirurgien non sans impatience. Je vous serais reconnaissant de vous limiter aux détails indispensables.
– Ce que je vous ai dit était indispensable: vous allez en juger. Aujourd’hui ma femme s’est évanouie dans la chambre où je dépose mes articles, et en tombant elle s’est entaillé la lèvre inférieure avec ce maudit poignard des Almohades.
– Je comprends, fit Douglas Stone en se levant.
Vous voudriez que je recouse la blessure?
– Oh non! C’est pire que cela.
– Quoi alors?
– Ces poignards sont empoisonnés.
– Empoisonnés!
– Oui. Et personne au monde, ni en Orient ni en Occident, n’est capable de préciser la nature du poison, ni d’indiquer un contre-poison. Mais j’en connais les effets, car mon père était dans le commerce avant moi, et ces armes empoisonnées nous ont donné beaucoup de mal.
– Quels sont les symptômes?
– Un sommeil profond, puis, au bout de trente heures, la mort.
– Et vous dites qu’il n’y a pas de remède. Alors, pourquoi me payez-vous des honoraires aussi considérables?
– Ce qu’un contre-poison ne peut faire, le bistouri le peut.
– De quelle manière?
– Le poison n’est que lentement absorbé par l’organisme. Il reste pendant plusieurs heures dans la blessure.
– Et en nettoyant la plaie?…
– Autant mettre un cautère sur une jambe de bois. Le poison est trop subtil et trop violent.
– Une excision de la plaie, peut-être?
– Une excision, c’est cela. Si la blessure est sur le doigt, coupez le doigt. C’était toujours ce que disait mon père. Mais songez au siège de la blessure, songez qu’il s’agit de ma femme… C’est affreux!
La sympathie s’émousse facilement chez un homme familiarisé avec beaucoup de cas douloureux. Douglas Stone trouvait surtout que l’affaire était peu banale: il rejeta comme non pertinentes les faibles objections du mari.
– Il semble en effet que ce doive être cela ou rien! prononça-t-il brusquement. Mieux vaut perdre la lèvre que la vie.
– Oui, vous avez raison! Après tout, c’est le destin: il faut y faire face. J’ai une voiture. Venez avec moi, et opérez!
Douglas Stone sortit d’un tiroir une boîte de bistouris, et il la rangea avec une bande de pansements et une compresse de charpie dans sa poche. S’il voulait arriver à temps chez Lady Sannox il n’avait plus une minute à perdre.
– Je suis prêt, déclara-t-il en enfilant son pardessus. Voudriez-vous prendre un verre de porto avant d’affronter cet air glacé?
Son visiteur fit un pas en arrière et leva une main pour protester.
– Vous oubliez que je suis musulman et fidèle disciple du prophète! répondit-il. Mais dites-moi: quelle est la bouteille verte que vous avez mise dans votre poche?
– Chloroforme.
– Ah, cela aussi nous est interdit. Le chloroforme contient de l’alcool. Nous ne prenons jamais d’alcool.
– Comment! Vous accepteriez que votre femme subisse une opération sans être anesthésiée?
– Hélas, elle ne sentira rien, la pauvre chère âme! Le sommeil s’est déjà abattu sur elle, le poison commence à travailler. Et puis je lui ai donné un peu de notre opium de Smyrne. Venez, Monsieur! Une heure s’est écoulée depuis son accident…
Comme ils se glissaient dans l’obscurité de la rue, la pluie leur fouetta le visage. Dans le vestibule la lampe s’éteignit, bien qu’elle fût suspendue au bras d’une cariatide de marbre. Pim, le maître d’hôtel, dut s’arc-bouter des deux épaules pour refermer la lourde porte, tant le vent soufflait avec violence. Les deux hommes avancèrent à tâtons vers la faible lueur jaune qui leur indiquait la voiture. Moins d’une minute plus tard ils roulaient vers leur destination.
– Est-ce loin? interrogea Douglas Stone.
– Oh non! Nous habitons un petit endroit tout à fait tranquille après Euston Road.
Le chirurgien appuya sur le ressort de sa montre à sonnerie et il écouta les petits tintements destinés à lui dire l’heure. Neuf heures et quart. Il calcula les distances, le temps qu’il lui faudrait pour son intervention… Il arriverait probablement chez Lady Sannox vers dix heures. À travers les vitres couvertes de buée, il apercevait les lampadaires brouillés qui dansaient sur son passage, et, de-ci de-là, l’éclairage plus puissant d’une devanture ou d’une vitrine. La pluie tambourinait sur la capote; les roues faisaient jaillir de la boue et de la glaise. En face de lui le turban blanc de son compagnon de route miroitait faiblement dans la pénombre. Le chirurgien fouilla dans ses poches et prépara ses aiguilles, ses agrafes, ses pinces. Il commençait à s’énerver; sur le plancher du fiacre ses pieds tambourinaient avec impatience.